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DELPHINE.

serait mille fois plus malheureux s’il avait été trompé par la femme qu’il adorait, s’il ne pouvait plus l’estimer ni la regretter sans s’avilir. Quand la mort a frappé celle qu’on aime, la mort aussi peut réunir à elle ; notre âme, en s’échappant de notre sein, croit s’élancer vers une image adorée ; mais si son souvenir même est un souvenir d’amertume, si vous ne pouvez penser à elle sans un mélange d’indignation et d’amour ; si vous souffrez au dedans de vous par des sentiments toujours combattus, quel soulagement trouverez-vous dans la tombe ? Ah ! regardez-le encore, madame, cet homme malheureux qui va succomber sous le poids de ses peines ; il ne connaissait pas les douleurs les plus déchirantes ; la nature, inépuisable en souffrances, l’avait encore épargné. Il tient, s’écria Léonce avec l’accent le plus amer, et en me saisissant le bras comme un furieux, il tient la main décolorée de la compagne de sa vie ; mais la main cruelle de celle qui lui fut chère n’a pas plongé dans son sein un fer empoisonné. »

Effrayée de son mouvement, ne pouvant comprendre ses discours, je voulais lui répondre, l’interroger, me justifier ; un de mes gens apporta dans cet instant le portrait de M. de Serbellane, et le peintre, qui le suivait, lui dit : « Mettez ce tableau avec beaucoup de soin dans la voiture de madame d’Albémar. » Léonce me quitte, s’approche du portrait, lève la toile qui le couvrait, la rejette avec violence, et se retournant vers moi avec l’expression de visage la plus insultante : « Pardonnez-moi, me dit-il, madame, les moments que je vous ai fait perdre ; je ne sais ce qui m’avait troublé ; mais ce qui est certain, ajouta-t-il en pesant sur ce mot de toute la fierté de son âme, ce qui est certain, c’est que je suis calme à présent. » En prononçant ces paroles, il enfonça son chapeau sur ses yeux, et disparut.

Je restai confondue de cette scène, immobile à la place où Léonce m’avait laissée, et cherchant à deviner le sens des reproches sanglants qu’il m’avait adressés : cependant une idée me saisit, c’est que tout ce qu’il m’avait dit et l’impression qu’avait produite sur lui le portrait de M. de Serbellane pouvait appartenir à la jalousie. Cette pensée, peut-être douce, n’était encore que confuse dans ma tête, lorsque madame de Vernon arriva ; je ne l’attendais point ; elle avait été chez moi ne me croyant pas encore partie, et voulant m’amener elle-même chez le peintre. Je lui exprimai dans mon premier mouvement toutes les idées qui m’agitaient, et je lui demandai vivement comment il serait possible que Léonce pût croire que