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DEUXIÈME PARTIE.

tressaillis à ce bruit ; tout événement inattendu me faisait peur ; je redoutais même une lettre de madame d’Albémar ; je craignais une émotion, fût-elle douce. On me remit un billet de madame de Vernon qui me demandait de venir la voir à l’instant pour une affaire de famille importante ; il fallut y aller. Madame de Vernon me dit d’abord ce dont il s’agissait, et je regrettai, je l’avoue, d’être venu pour un si faible intérêt ; l’instant d’après elle prit à part l’envoyé de Toscane qui était chez elle, et me pria d’attendre un moment pour qu’elle pût me parler encore.

Je l’entendis qui lui disait : « Voici la lettre de madame d’Albémar ; appuyez auprès du ministre sa demande en faveur de M. de Serbellane. » À ce nom, je me levai, je m’approchai de madame de Vernon, malgré l’inconvenance de cette brusque interruption ; elle continua de parler devant moi, et j’appris, juste ciel ! j’appris que madame d’Albémar avait été le matin chez l’envoyé de Toscane, pour obtenir, par son crédit, un sauf-conduit qui permît à M. de Serbellane de revenir en France, malgré son duel. N’ayant point trouvé l’envoyé de Toscane, elle lui écrivait pour lui renouveler cette demande ; elle en chargeait madame de Vernon. J’ai vu l’écriture de madame d’Albémar ; elle a obtenu ce qu’elle désirait, et dans quinze jours M. de Serbellane doit être en France : oui, il y sera, mais il m’y trouvera ; je le forcerai bien à me donner un prétexte de vengeance.

Mon parti fut pris tout à coup ; je résolus d’aller au-devant de M. de Serbellane, et de partir sans délai. Si j’étais resté un seul jour, je n’aurais pu résister au besoin de voir madame d’Albémar, pour l’accabler des reproches les plus insultants, et c’était encore lui accorder une sorte de triomphe ; mais ce départ, à l’instant même où son billet faible et trompeur me donne la permission de la voir, ce départ, sans un mot d’excuse ni de souvenir, l’aura, je l’espère, offensée. J’ai écrit à madame de Mondoville pour lui donner un prétexte quelconque de mon voyage ; je n’ai voulu dire adieu à personne : mes gens, en recevant mes ordres pour mon départ, me regardaient avec étonnement ; je me croyais calme, et sans doute quelque chose trahissait en moi l’état où j’étais. Si j’avais vu quelqu’un, mon agitation eût été remarquée ; peut-être Delphine l’aurait-elle apprise ! Il faut qu’elle me croie dédaigneux et tranquille, c’est tout ce que je désire : si je mourais du mal qui me consume, mon ami, jamais vous ne lui diriez que c’est elle qui me tue ; j’en exige votre serment : je me sen-