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DEUXIÈME PARTIE.

partais pour l’épouser. Juste ciel ! vous croyez que c’est à moi que je pense, et que je goûterai quelque joie en apprenant que Léonce m’aime encore ! Non, je ne sens qu’une douleur, je n’ai qu’une idée : c’est l’amitié trahie, l’amitié la plus tendre, la plus fidèle. On s’attend peut-être, sans se l’avouer, que le temps amènera des changements dans les sentiments passionnés ; mais tout l’avenir repose sur les affections qui s’entretiennent par la certitude et la confiance.

Mon amie, si vous me trompiez, croyez-vous que je pusse supporter un tel malheur ? Eh bien, j’aimais madame de Vernon autant que vous, peut-être plus encore : je m’en accuse, je m’humilie ; mais son esprit séducteur avait un empire inconcevable sur moi. J’ai eu des moments de doute sur elle depuis le mariage de Léonce, mais elle en avait triomphé, mais mon cœur lui était plus livré que jamais.

Je suis troublée, tremblante, irritée comme s’il s’agissait de Léonce. Ah ! quand on a consacré tant de soins, tant de services, tant d’années à conquérir une amitié pour le reste de ses jours, quelle douleur on éprouve en considérant tout ce temps, tous ces efforts comme perdus ! Loin de vous, qui trouverai-je jamais que j’aie aimé depuis mon enfance avec cette confiance, avec cette candeur ? Une autre amie que j’aurais après madame de Vernon, je la jugerais, je l’examinerais, je serais susceptible de crainte, de soupçon ; mais Sophie, je l’ai aimée dans une époque de ma vie où j’étais si tendre et si vraie ! Je ne puis plus offrir à personne ce cœur qui se livrait sans réserve, et dont elle a possédé les premières affections. J’aimerai si l’on m’aime, je serai reconnaissante des marques d’intérêt que l’on pourra me donner ; mais cette tendresse vive, involontaire, que des agréments nouveaux pour moi m’avaient inspirée, je ne l’éprouverai plus. Je regrette Sophie et moi-même ; car je ne vaudrai jamais pour personne ce que je valais pour elle.

Se peut-il qu’elle ait pu accepter tant de preuves d’amitié, si elle ne sentait pas qu’elle m’aimait, qu’elle m’aimait pour la vie ! De tous les vices humains, l’ingratitude n’est-elle pas le plus dur, celui qui suppose le plus de sécheresse dans l’âme, le plus d’oubli du passé, de ce temps qui ébranle si profondément les âmes sensibles ? et moi-même aussi, faut-il que je ne conserve plus aucune trace de ce passé qu’elle a trahi ? Si je cède à mon cœur, si je confirme tous les soupçons de Léonce, ne vais-je pas l’irriter mortellement contre la mère de sa femme ? Je connais sa véhémence, sa généreuse indignation, il défendra à Mathilde de voir sa mère. Je ne veux pas perdre madame