Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/223

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
196
DELPHINE.

de Vernon, je le dois à mes souvenirs ; je veux respecter en elle l’amitié qu’elle m’avait inspirée : cependant rester coupable aux yeux de Léonce est un sacrifice au-dessus de mes forces. Que faire donc ? que devenir ? J’écrirai à M. Barton, je lui demanderai de se charger d’éclairer Léonce, en modérant les effets de son premier mouvement.

Eh quoi ! je me refuserais au bonheur d’écrire cette simple ligne : Delphine n’a jamais aimé que Léonce. Il l’espère, il l’attend ; ah ! quelle affreuse perplexité ! Je vais aller chez madame de Vernon ; je lui parlerai, je n’épargnerai pas son cœur, s’il peut encore être ému ; vous saurez, en finissant cette lettre, ce qu’elle m’aura dit ; mais que peut-elle me dire ? Je veux que du moins une fois elle entende les plaintes amères qu’elle ne pourra jamais se rappeler sans rougir.

Minuit.

Non, je ne conçois point ce qu’est devenue l’idée que je m’étais faite de madame de Vernon ; je viens de passer deux heures avec elle sans avoir pu lui arracher un seul mot qui rappelât en rien cette sensibilité naturelle et aimable que je lui ai trouvée tant de fois ; il semble que dès qu’elle a vu son caractère dévoilé, elle ne s’est plus embarrassée de feindre, et si elle s’était jamais montrée à moi comme aujourd’hui, mon cœur ne s’y serait point trompé.

Après avoir reçu la lettre de Léonce, après m’être livrée, en vous écrivant, à toutes les impressions douces et cruelles qu’elle faisait naître en moi, j’allai chez madame de Vernon. Je ne vous peindrai point avec quel serrement de cœur je faisais cette même route, j’entrai dans cette même maison que je croyais hier plus à moi que la mienne : le spectacle des lieux toujours invariables, quand notre cœur est si changé, produit une impression amère et triste. Je m’arrêtai néanmoins dans l’antichambre de madame de Vernon, pour demander de ses nouvelles avant d’entrer chez elle ; je sentais que si elle avait été malade, je serais retournée chez moi. On me dit qu’elle se portait beaucoup mieux, et qu’elle avait dormi jusqu’à midi ; alors je hâtai mes pas, et j’ouvris brusquement sa porte : elle était seule, et vint à moi avec cet air d’empressement qui avait coutume de me charmer. J’en fus irritée, et, par un mouvement très-vif, je jetai sur une table, devant elle, la lettre de Léonce, et je lui dis de la lire.

Elle la prit, rougit d’abord d’une manière très-marquée ;