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DELPHINE.

moments de la pauvre Sophie ? Et moi donc aussi, n’ai-je pas souffert ? Depuis que j’ai perdu l’espoir d’être unie à vous, un jour s’est-il passé sans que j’aie détesté la vie ? Je vous demande au nom de mes pleurs… — Au nom de vos malheurs qu’elle a causés, interrompit Léonce, que me demandez-vous ? »

Delphine allait répondre ; madame de Vernon, se levant presque comme une ombre du fond du cercueil, et s’appuyant sur moi, fit signe à Delphine de la laisser parler. Comme elle s’avançait soutenue de mon bras, elle sortit de l’enfoncement dans lequel était placée sa chaise longue ; et le jour éclairant toute sa personne, Léonce fut frappé de son état, qu’il n’avait pu juger encore. Ce spectacle abattit tout à coup sa fureur ; il soupira, baissa les yeux, et je vis même, avant que madame de Vernon se fût fait entendre, combien toute la disposition de son âme était changée.

« Delphine, dit alors madame de Vernon, ne demandez pas à Léonce un pardon qu’il ne peut m’accorder, puisque tout son cœur le désavoue ; j’ai peut-être mérité le supplice qu’il me fait éprouver. Vous aviez, chère Delphine, répandu trop de douceur sur la fin de ma vie ; je n’étais pas assez punie ; mais obtenez seulement qu’il me jure de ne pas faire le malheur de Mathilde, que mes fautes soient ensevelies avec moi, que leurs suites funestes ne poursuivent pas ma mémoire, obtenez de lui qu’il cache à Mathilde l’histoire de son mariage et de ses sentiments pour vous. — À qui voulez-vous, répondit Léonce, dont l’indignation avait fait place au plus profond accablement, à qui voulez-vous que je promette du bonheur ? Hélas ! je n’ai, je ne puis répandre autour de moi que de la douleur. — Si vous me refusez aussi cette prière, répondit madame de Vernon, ce sera trop de dureté pour moi, oui, trop, en vérité. » Je la sentis défaillir entre mes bras, et je me hâtai de la replacer sur son sofa.

Delphine, animée par un mouvement généreux, qui relevait au-dessus même de son amour pour Léonce, s’approcha de madame de Vernon, et lui dit avec une voix solennelle, avec un accent inspiré : « Oui, c’est trop, pauvre créature ! et ce cruel, insensible à nos prières, n’est point auprès de toi l’interprète de la justice du ciel. Je te prends sous ma protection : s’il t’injurie, c’est moi qu’il offensera ; s’il ne prononce pas à tes pieds les paroles qui font du bien à l’âme, c’est mon cœur qu’il aliénera. Tu lui demandes de respecter le bonheur de ta fille ; eh bien, je réponds, moi, de ce bonheur, il me sera sacré, je le