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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/275

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DELPHINE.

soient à jamais chers. Tous les ans, le deux de décembre, le jour où vous avez cessé de me croire coupable, allez dans cette église où je vous ai vu, car je ne puis me résoudre à le nier, dans cette église où je vous ai vu donner la main à Mathilde. Pensez à moi dans ce lieu même, appuyez-vous sur la colonne derrière laquelle j’ai entendu le serment qui devait causer ma douleur éternelle. Ah ! pourquoi mes cris ne se sont-ils pas fait entendre ! je n’aurais bravé que les hommes, et maintenant je braverais Dieu même en me livrant à vous voir.

Léonce, jusqu’à ce jour je puis présenter une vie sans tache à l’Être suprême ; si tu ne veux pas que je conserve ce trésor, prononce que j’ai assez vécu, j’en recevrai l’ordre de ta main avec joie. Quand je me sentirai prête à mourir, j’aurai encore un moment de bonheur qui vaut tout ce qui m’attend ; je me permettrai de t’appeler auprès de moi, de te répéter que je t’aime : le veux-tu ? dis-le-moi. Va, ce désir ne serait point cruel : ne te suffit-il pas que mon cœur, juge du tien, en fût reconnaissant ?

Je me perds en vous écrivant, je ne suis plus maîtresse de moi-même ; il faut encore que je m’interdise ce dernier plaisir. Adieu.

LETTRE III. — LÉONCE À DELPHINE.

Vous partirez sans me voir ! vous ! La terre manquerait sous mes pas, avant que je cessasse de vous suivre ! Avez-vous pu penser que vous échapperiez à mon amour ? il dompterait tout, et vous-même. Respectez un sentiment passionné, Delphine, je vous le répète, respectez-le ; vous ne savez pas, en le bravant, quels maux vous attireriez sur nos têtes.

J’ai été ce matin à votre porte ; faible encore, je pouvais à peine me soutenir : on a refusé de me recevoir ! J’ai fait quelques pas dans votre cour, vos gens ont persisté à m’interdire d’aller plus loin. Madame d’Artenas était chez vous, je n’ai pas voulu faire un éclat ; j’ai levé les yeux vers votre appartement, j’ai cru voir, derrière un rideau, votre élégante figure ; mais l’ombre même de vous a bientôt disparu, et votre femme de chambre est venue m’apporter votre lettre, en me priant de votre part de la lire avant de demander à vous voir : j’ai obéi ; je ne sais quel trouble que je me reproche a disposé de moi. Si vous alliez quitter votre demeure, si vous partiez à mon insu, si j’ignorais où vous êtes allée ! Non, vous ne voulez pas condamner votre malheureux amant à vous demander en vain