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TROISIÈME PARTIE.

dans chaque lieu, croyant sans cesse vous voir ou sans cesse vous perdre, et se précipitant par de vains efforts vers votre image, comme dans ces songes funestes dont la douleur ne pourrait se prolonger sans donner la mort.

Delphine ! vous qui n’avez jamais pu supporter le spectacle de la souffrance, est-ce donc moi seul que vous exceptez de votre bonté compatissante ? Parce que je vous aime, parce que vous m’aimez aussi, ma douleur n’est-elle rien ? Ne regardez-vous pas comme un devoir de la soulager ? Oh ! qu’avais-je fait aux hommes, qu’avais-je fait à cette perfide qui m’a donné sa fille, quand je devais consacrer mon sort au vôtre ? Et vous, qui me demandiez de pardonner, de quel droit le demandiez-vous, si vous êtes plus inflexible pour moi que vous ne l’avez été pour mes persécuteurs ?

Vous refusez de m’entendre, et vous ne savez pas ce que j’ai besoin de vous dire : jamais, Delphine, jamais je n’ai pu te parler du fond du cœur ; mille circonstances nous ont empêchés de nous voir librement : s’il m’est accordé de l’entretenir une fois, une fois seulement, sans craindre d’être interrompu, sans compter les heures, je sens que je te persuaderai. Tu verras que rien de pareil à notre situation ne s’est encore rencontré ; que nous nous sommes choisis, quand nous pouvions nous choisir, quand nous étions maîtres de disposer de nous-mêmes : il a fallu nous tromper pour nous désunir ; notre âme n’a pris aucun engagement volontaire ; devant ton Dieu, nous sommes libres. Ô Delphine, toi qui respectes, toi qui fais aimer la providence éternelle, crois-tu qu’elle m’ait donné les sentiments que j’éprouve, pour me condamner à les vaincre ? Quand la nature frémit à l’approche de la douleur, la nature avertit l’homme de l’éviter ; son instinct serait-il moins puissant dans les peines de l’âme ? si la mienne se bouleverse par l’idée de te perdre, dois-je me résigner ? Non, non, Delphine, je sais ce que les moralistes les plus sévères ont exigé de l’homme ; mais lorsqu’une puissance inconnue met dans mon cœur le besoin dévorant de te revoir encore, cette puissance, de quelque nom que tu la nommes, défend impérieusement que je me sépare de toi.

Mon amie, je te le promets, dès que je t’aurai vue, c’est à toi que je m’en remettrai pour décider de notre sort ; mais il faut que je t’exprime les sentiments qui m’oppressent. Le jour, la nuit, je te parle ; et il me semble que je te montre, dans mes sentiments, dans notre situation, des vérités que tu ignorais et que seul je puis t’apprendre ; je ne retrouve plus, quand