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TROISIÈME PARTIE.

croyant voir Antoine qui revenait en cherchant à m’éviter ; quand je faisais quelques pas dans un sens, je retournais tout à coup, me persuadant que c’était du côté opposé que j’aurais découvert ce que je cherchais.

Des heures se passaient, je restais seul dans les rues ; il devenait à chaque instant plus invraisemblable qu’au milieu de la nuit je pusse rien apprendre. Mais, dès que je me décidais à m’en aller, j’étais saisi d’un désir si vif de rester, que je le prenais pour un pressentiment, et, quoique vingt fois trompé, je cédais aux agitations de mon cœur comme à des avertissements surnaturels. Enfin le jour est arrivé ; j’ai pris pour vous écrire une chambre en face de votre maison ; j’y suis maintenant, appuyé sur la fenêtre d’où l’on voit votre porte, et mes yeux ne peuvent se fixer un instant de suite sur mon papier. Pourrez-vous lire ces caractères tracés au milieu des convulsions de douleur que vous me causez ? Si je passe encore vingt-quatre heures dans cet état, je vous haïrai ; oui, les anges seraient haïs, s’ils condamnaient au supplice que vous me faites souffrir. Ce supplice dénature mon caractère, mon amour, ma morale elle-même. Si vous prolongez cette situation, savez-vous qui souffrira de ma douleur ? Mathilde, oui, Mathilde, à qui vous me sacrifiez.

J’aurais eu des soins pour elle, si vous m’aviez aimé, si je vous avais vue ; mais je déteste en elle l’hommage que vous lui faites de mon sort. Je la regarde comme l’idole devant laquelle il vous a plu de m’immoler, et du moins je jouis de penser que vos vertus imprudentes autant qu’obstinées n’auront fait que du mal à tous les trois.

Si vous me cachez où vous êtes, si vous continuez à refuser de me voir, ma résolution est prise (et vous savez si je suis capable de quelque fermeté) : je révélerai à Mathilde par quelle suite de mensonges l’on m’a fait son époux ; et, lui déclarant en même temps que dans le fond de mon cœur je regarde notre mariage comme nul, je lui abandonnerai la moitié de ma fortune, elle conservera mon nom, et ne me reverra jamais. Je passerai ce qu’il me restera de temps à vivre auprès de ma mère, en Espagne ; et celle à qui vous aviez jugé convenable de me dévouer n’entendra parler de moi qu’à ma mort.

Que m’importe ce qu’on peut me dire sur le devoir ? les tourments n’affranchissent-ils pas des devoirs ? Quand la fièvre vient assaillir un homme, on n’exige plus rien de lui ; on le laisse se débattre avec la douleur, et tous ses rapports avec les autres sont suspendus. N’ai-je pas aussi mon délire ? peut-on rien at-