Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/297

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
270
DELPHINE.

vous le dire, mais je n’ai pas vu un seul exemple de bonheur et de vertu dans le genre de liaison que vous projetez. L’exemple de la vertu, vous le donnerez, mais non celui du bonheur. Ce qu’on prévoit et ce qu’on ne prévoit pas brise des nœuds trop chers et trop peu garantis ; la société étant tout entière ordonnée d’après des principes contraires à ces relations de simple choix, elle pèse sur elles de toute sa force, et finit toujours par les rompre : alors le reste des années est dévoré d’avance ; on ne peut plus reprendre à ces intérêts, à ces goûts simples qui font passer doucement les jours que la Providence nous destine. L’on a connu, l’on a éprouvé cette existence animée que donnent les sentiments passionnés, et l’on n’est plus accessible à aucune des jouissances communes de la vie. La puissance de la raison sert à supporter le malheur, mais la raison ne peut jamais nous créer un seul plaisir ; et quand l’amour a consumé le cœur, il faudrait un miracle pour faire rejaillir de ce cœur ainsi consumé la source des plaisirs doux et tranquilles.

Oh ! Delphine ! pauvre Delphine ! vous immolez tout à quelques années, à moins encore peut-être ! Je vous en conjure, regardez votre séjour ici comme un asile, ne renoncez pas à y venir, n’ajoutez pas l’imprévoyance et l’aveugle sécurité à tous les sentiments qui vous captivent. Reposez-vous un moment dans le bonheur, mais afin de reprendre des forces pour continuer la route de la vie. Hélas ! vous n’avez pas fini de souffrir, ne relâchez pas tous les liens qui vous soutenaient ; tous ces liens, qui sont plus souvent encore un appui qu’une gêne, ils ne vous seront que trop nécessaires. Mon amie, nous l’avons dit souvent ensemble, la société, la Providence même, peut-être, n’a permis qu’un seul bonheur aux femmes, l’amour dans le mariage ; et, quand on en est privé, il est aussi impossible de réparer cette perte que de retrouver la jeunesse, la beauté, la vie, tous les dons immédiats de la nature, et dont elle dispose seule.

Il en coûte, je le sens, de se prononcer que l’on ne peut plus être heureux ; mais il serait plus amer encore de se faire illusion sur cette vérité ; et, dans de certaines situations, c’est un grand mal que l’espérance ; sans elle le repos naîtrait de la nécessité. Delphine, l’amitié doit réserver ses faiblesses pour l’instant de la douleur ; au milieu des prospérités, il faut qu’elle fasse entendre une voix sévère.

Je ne vous ai parlé que des peines qui menacent le sentiment auquel vous vous livrez ; je ne me suis pas permis de craindre pour vous le plus grand des malheurs, le remords. Ah ! vous