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TROISIÈME PARTIE.

inquiétude, quelle agitation se fait sentir, comme malgré vous, dans ce que vous m’avez écrit ! J’avais reçu, peu d’heures auparavant, une lettre de ma belle-sœur, qui cherchait à m’éclairer sur les périls auxquels je m’expose, et j’ai cru déjà voir dans quelques-unes de vos plaintes détournées le présage des malheurs dont elle me menaçait.

Quoi ! Léonce, il n’y a pas un mois que, d’une séparation absolue, d’un long supplice, nous sommes arrivés à nous voir tous les jours, et déjà votre cœur est tourmenté et me cache peut-être ce qu’il éprouve, ce qu’il ne lui est pas permis d’avouer ! À peine ai-je assez de mes pensées, de mes sentiments pour connaître, pour goûter tout mon bonheur, et vous, vous paraissez mécontent, vous vous plaignez de votre sort ; dans ces entretiens tête à tête que vous désirez, vous ne cessez de me parler de vos sacrifices. Ô Léonce ! Léonce ! les délices du sentiment seraient-elles épuisées pour vous ? Ne me dites pas que votre cœur a plus de passion que le mien ; croyez-moi, dans notre situation, le plus heureux des deux est sûrement le plus sensible.

Je veux me persuader néanmoins que c’est uniquement l’importunité du monde qui vous a déplu ; je vais vous expliquer les motifs qui m’y avaient condamnée. Je savais que pendant quelque temps, on avait dit assez de mal de moi, et je croyais utile de ramener ceux sur l’esprit desquels ces propos injustes avaient produit quelque effet. Madame d’Artenas jugeait convenable que je reparusse dans la société, et c’est par bonté qu’elle rassembla chez elle hier ce que l’on appelle à Paris les chefs de bande de l’opinion, afin que j’eusse l’occasion, non de m’y justifier, je ne m’y serais pas soumise, mais de me remettre à ma place dans une réunion d’éclat : Ai-je besoin de vous le dire, Léonce ? c’est pour vous que je prends soin de désarmer la calomnie ; j’y serais insensible, si elle ne m’arrivait pas à travers l’impression qu’elle peut vous faire. Le secret de ma conduite, depuis quinze jours, était peut-être le désir d’offrir à vos yeux celle que votre mère n’avait pas jugée digne de vous, entourée de considération et d’hommages.

Vous me reprochez presque ma gaieté : hélas ! hier, en entrant dans le salon de madame d’Artenas, j’éprouvai d’abord une impression de tristesse ; je revoyais le monde pour la première fois depuis la mort de madame de Vernon, et, pardonnez-le-moi, je ne puis penser à elle sans attendrissement : cependant je sentis la nécessité de cacher cette disposition. Si j’avais montré de la tristesse au milieu du monde, loin de l’attribuer