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DELPHINE.

touchante t’animait, et la gaieté n’était point alors un jeu de ton esprit, mais un besoin de ton cœur. J’ai ri de cette sérieuse occupation du souper, toi qui n’y as songé de ta vie ! tu voulais t’assurer qu’on me donnerait ce qui pouvait me faire du bien après le froid que j’avais éprouvé. Je t’ai vu hier des agréments nouveaux que je ne te connaissais pas encore ; les soins de la vie domestique ont une grâce singulière dans les femmes ; la plus ravissante de toutes, la plus remarquable par son esprit et sa beauté ne dédaigne point ces attentions bonnes et simples, qu’il est doux quelquefois de retrouver dans son intérieur. Oh ! quelle femme j’aurais possédée ! et j’ai pu m’unir à elle ! je l’ai pu !… Malheureux ! qu’ai-je dit ? non, je ne suis pas malheureux ; mais en t’aimant chaque jour davantage, chaque jour aussi cependant mes regrets deviennent plus cruels. Enfin apprends-moi, s’il est possible, à te soumettre jusqu’à mon amour.

Avec quelle insistance vous avez voulu que nous fussions fidèles au projet formé de remplir notre temps par des lectures communes ! Ah ! vous avez craint ces douces rêveries d’amour qui suffisaient si bien à mon cœur ! Je voulais du moins que nous choisissions l’un de ces livres où j’aurais pu retrouver quelques peintures des sentiments qui m’animent, mais vous vous y êtes obstinément refusée. N’importe, ma Delphine, ta voix, quoi qu’elle me lise, ne m’inspirera que l’amour : parle en ton nom, parle au nom de Dieu même, si tu le veux ; mais que ta main, soit dans la mienne, et que je puisse souvent la presser sur mon cœur. Ange tutélaire de ma vie, adieu jusqu’à ce soir !

LETTRE XIV. — DELPHINE À LÉONCE.

Je n’ai pas été contente de vous hier, mon cher Léonce ; je ne vous croyais pas cette indifférence pour les idées religieuses, j’ose vous en blâmer. Votre morale n’est fondée que sur l’honneur ; vous auriez été bien plus heureux si vous aviez adopté les principes simples et vrais qui, en soumettant nos actions à notre conscience, nous affranchissent de tout autre joug. Vous le savez, l’éducation que j’ai reçue, loin d’asservir mon esprit, l’a peut-être rendu trop indépendant : il serait possible que les superstitions même convinssent à la destinée des femmes ; ces êtres chancelants ont besoin de plusieurs genres d’appui, et l’amour est unee sorte de crédulité qui se lie peut-être avec toutes les autres. Mais le généreux protecteur de mes premières années