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TROISIÈME PARTIE.

main : il se retient dans la pente, il s’attache à chaque-branche, pour que ses pas l’entraînent moins vite vers la vieillesse et le tombeau ; il redoute sans cesse le temps pour lequel l’imagination est faite, le seul dont elle ne peut jamais se distraire, l’avenir. Ô Léonce ! et ce serait là tout ! et cette âme de feu ne nous aurait été donnée que pour s’éteindre lentement dans l’agonie de l’âge !

La puissance d’aimer me fait sentir en moi la source immortelle de la vie. Quoi ! mes cendres seraient près des tiennes sans se réveiller ! Nous serions pour jamais étrangers à cette nature, qui parle si vivement à notre âme ! Ce beau ciel, dont l’aspect fait naître tant de sentiments et de pensées, ces astres de la nuit et du jour se lèveraient sur notre tombe, comme ils se sont levés sur nos heures trop heureuses, sans qu’il restât rien de nous pour les admirer ! Non, Léonce, je n’ai pas moins d’horreur du néant que du crime, et la même conscience repousse loin de moi tous les deux.

Mais que ferai-je de mon espérance si tu ne la partages pas ? Livrerai-je mon âme à un avenir que tu n’as pas reconnu pour le tien ? Quelle idée mon imagination peut-elle me donner du bonheur, si ce n’est pas avec toi que je dois en jouir ? Comment entretenir ces méditations solitaires que ta voix n’encouragerait pas ? Je ne puis plus rien à moi seule ; j’ai besoin de t’interroger sur toutes mes pensées pour les juger, pour les admettre, pour les rattacher à mon amour. Ô Léonce, Léonce ! viens croire avec moi, pour que j’espère en paix, pour que je suive ta trace brillante dans le ciel, où mes regards cherchent ta place avant d’aspirer à la mienne. Oui, Léonce, il existe un monde où les liens factices sont brisés, où l’on n’a rien promis que d’aimer ce qu’on aime ; ne sois pas impie envers cette espérance ! Le bonheur que la sensibilité nous donne, loin de distraire comme tous les autres de la reconnaissance envers le Créateur, ramène sans cesse à lui : plus notre être se perfectionne, plus un Dieu lui devient nécessaire ; et plus les jouissances du cœur sont vives et pures, moins il nous est possible de nous résigner aux bornes de cette vie. Léonce, je vous en conjure, ne plaisantez jamais sur le besoin que j’ai d’occuper votre âme des idées religieuses. Je douterais de votre amour pour moi si je ne pouvais réussir à vous donner au moins du respect pour ces grandes questions, qui ont intéressé tant d’esprits éclairés et calmé tant d’âmes souffrantes.

La légèreté dans les principes conduirait bientôt à la légèreté dans les sentiments ; l’art de la parole peut aisément tour-