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DELPHINE.

ner en dérision ce qu’il y a de plus sacré sur la terre ; mais les caractères passionnés repoussent ce dédain superficiel, qui s’attaque à toutes les affections fortes et profondes. L’enthousiasme que l’amour nous inspire est comme un nouveau principe de vie. Quelques-uns l’ont reçu ; mais il est aussi inconnu à d’autres que l’existence à venir dont tu ne veux pas t’occuper. Nous sentons ce que le vulgaire des âmes ne peut comprendre ; espérons donc aussi ce qui ne se présente encore à nous que confusément. Les pensées élevées sont aussi nécessaires à l’amour qu’à la vertu.

Hélas ! m’est-il permis de parler de vertu ? La parfaite morale pourrait déjà, je le sais, réprouver ma conduite, et ma conscience me juge plus sévèrement que ne le feraient les opinions reçues dans le monde ; mais j’aime mieux la justice du ciel que l’indulgence des hommes ! et quoique je n’aie pas la force de renoncer à te voir, il me semble que j’altère moins mes qualités naturelles en portant chaque jour mon repentir aux pieds de l’Être suprême qu’en cherchant à douter de la puissance qui me condamne.

Léonce, l’éducation que vous avez reçue, l’exemple et le souvenir des antiques mœurs espagnoles, les idées militaires et chevaleresques qui vous ont séduit dès votre enfance, vous semblent devoir tenir lieu des principes les plus délicats de la religion et de la morale. Tous les caractères généreux se plaisent dans les sacrifices, et vous vous êtes fait du sentiment de l’honneur, du respect presque superstitieux pour l’opinion publique, un culte auquel vous vous immoleriez avec joie. Mais si vous aviez eu des idées religieuses, vous auriez été moins sensible au blâme ou à la louange du monde ; et peut-être, hélas ! la calomnie ne serait-elle pas si facilement parvenue à vous irriter et à vous convaincre. Ô mon ami ! rendez au ciel un peu de ce que vous ôterez aux hommes, Vous trouverez alors dans le contentement de vous-même un asile que personne n’aura le pouvoir de troubler, et moi-même aussi je serai plus tranquille sur mon sort. Les idées religieuses, alors même qu’elles condamnent l’amour, n’en tarissent jamais entièrement la source, tandis que les mensonges perfides du monde dessèchent sans retour les affections de celui qui les craint et les écoute.

Vous le voyez Léonce, en méditant avec vous sur les pensées les plus graves, je reviens sans cesse à l’intérêt qui me domine, à votre sentiment pour moi. Non, cette lettre, non, aucune action de ma vie ne peut désormais m’être comptée comme