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DELPHINE.

bonne et généreuse : savez-vous ce qui vous afflige ? c’est l’incertitude de votre croyance ; et, s’il faut tout vous dire, c’est que vous sentez aussi que cette indépendance d’opinion et de conduite, qui donne à votre conversation peut-être plus de grâce et de piquant, commence déjà à faire dire du mal de vous, et nuira sûrement tôt ou tard à votre existence dans le monde.

Ne prenez pas mal les avis que je vous donne ; ils tiennent, je vous l’atteste, à mon attachement pour vous : vous savez que je ne suis point jalouse, vous m’avez rendu plusieurs fois cette justice ; je ne prétends point aux succès du monde, je n’ai pas l’esprit qu’il faudrait pour les obtenir, et je me ferais scrupule de m’en occuper. Je vous parle donc en conscience, sans aucun autre motif que ceux qui doivent inspirer une âme chrétienne ; j’aurais fait pour vous bien plus que vous ne faites pour moi, si j’avais pu vous engager à sacrifier vos opinions particulières pour vous soumettre aux décisions de l’Église.

Adieu, ma chère cousine ; je ne vous plais pas, je ne dois pas vous plaire ; cependant vous êtes certaine, j’en suis sûre, que je ne manquerai jamais aux sentiments que vous méritez.

Mathilde de Vernon.
LETTRE III. — DELPHINE À MATHILDE.

J’ai bien de la peine à contenir, ma cousine, le sentiment que votre lettre me fait éprouver ; je devrais ne pas y céder, puisque j’attends de vous une marque précieuse d’amitié ; mais il m’est impossible de ne pas m’expliquer une fois franchement avec vous ; je veux mettre un terme aux insinuations continuelles que vous me faites sur mes opinions et sur mes goûts : vous estimez la vérité, vous savez l’entendre ; j’espère donc que vous ne serez point blessée des expressions vives qui pourront m’échapper dans ma propre justification.

D’abord vous attribuez à la délicatesse le don que j’ai le bonheur de vous offrir, et c’est l’amitié seule qui en est la cause. S’il était vrai que je vous dusse de quelque manière une partie de ma fortune, parce que votre mère est parente de M. d’Albémar, j’aurais eu tort de la conserver jusqu’à présent : la délicatesse est pour les âmes élevées un devoir plus impérieux encore que la justice ; elles s’inquiètent bien plus des actions qui dépendent d’elles seules que de celles qui sont soumises à la puissance des lois. Mais pouvez-vous ignorer quelle malheu-