Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/34

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
7
PREMIÈRE PARTIE.

reuse prévention éloignait M. d’Albémar de votre mère ? C’est le seul sujet de discussion que nous ayons jamais eu ensemble ; cette prévention était telle, que j’ai eu beaucoup de peine à éviter l’engagement qu’il voulait me faire prendre de rompre entièrement avec elle : connaissant les dispositions de M. d’Albémar, comme je le fais, si je puis me permettre de disposer de sa fortune en votre faveur, c’est parce qu’il m’a ordonné de la considérer comme appartenant à moi seule.

Mais pourquoi donc éprouvez-vous le besoin de diminuer le faible mérite du service que je veux vous rendre ? Est-ce parce que vous êtes effrayée de tous les devoirs que vous croyez attachés à la reconnaissance ? Pourquoi mettez-vous tant d’importance à une action qui ne peut être comptée que comme l’expression de l’amitié que j’éprouve ? Je n’ai qu’un but, je n’ai qu’un désir, c’est d’être aimée des personnes avec qui je vis ; il faut que vous vous sentiez tout à fait incapable de m’accorder ce que je demande, puisque vous craignez tant de me rien devoir : mais encore une fois soyez tranquille ; votre mère peut tout pour mon bonheur ; son esprit plein de grâce, sa douceur et sa gaieté, répandent tant de charmes sur ma vie ! Quelquefois l’inégalité, la froideur de ses manières, m’inquiètent ; je voudrais qu’elle répondît sans cesse à la vivacité de mon attachement pour elle. Ne suis-je donc pas trop heureuse si je trouve une occasion de lui inspirer un sentiment de plus pour moi ? Ma cousine, je ne cherche point à me faire valoir auprès de vous ; vous ne me devez rien : je serai mille fois récompensée de mon zèle pour vos intérêts, si votre mère me témoigne plus souvent cette amitié tendre qui calme et remplit mon cœur.

Maintenant passons aux reproches ou aux conseils que vous croyez nécessaire de m’adresser.

Je n’ai pas les mêmes opinions que vous ; mais je ne pense pas, je vous l’avoue, que ma considération en souffre le moins du monde. Si je songeais à me remarier, j’ose croire que mon cœur est un assez noble présent pour n’être pas dédaigné par celui qui m’en paraîtrait digne. Vous avez cru, dites-vous, démêler de la tristesse dans ma lettre, vous vous êtes trompée ; je n’ai, dans ce moment, aucun sujet de peine : mais le bonheur même des âmes sensibles n’est jamais sans quelque mélange de mélancolie ; et comment n’éprouverais-je pas cette disposition, moi qui ai perdu dans M. d’Albémar un ami si bon et si tendre ? Il n’a pris le nom de mon époux, lorsque j’avais atteint ma seizième année, que pour m’assurer sa fortune ; il