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DELPHINE.

dans cette affaire M. de Lebensei accordait une grand influence à votre nom ; je crois qu’il serait bien aise de se lier avec vous : voulez-vous qu’à votre retour je vous réunisse ensemble à dîner chez moi ?

Voilà une lettre, mon ami, qui ne contient rien que des affaires ; vous l’avez voulu, en m’occupant de madame du Marset : j’aurais pu vous entretenir cependant de la douleur que me cause votre absence ; quand il me faut passer la fin du jour seule, dans ces mêmes lieux où j’ai goûté le bonheur de vous voir, je me livre aux réflexions, les plus cruelles. Hélas ! ceux qui n’ont rien à se reprocher supportent doucement une séparation momentanée ; mais, quand on est mécontent de soi, l’on ne peut se faire illusion qu’en présence de ce qu’on aime. Gardez-vous cependant d’affliger Mathilde en revenant avant elle : songez que, pour calmer mes remords, j’ai besoin de me dire sans cesse que mes sentiments ne nuisent point au bonheur de Mathilde, et qu’à ma prière même, vous lui rendez souvent des soins que peut-être sans moi vous négligeriez.

LETTRE XXXII. — LÉONCE À DELPHINE.
Mondoville, ce 20 avril.

Avant de quitter Mondoville, mon amie, je veux m’expliquer avec vous sur un mot de votre dernière lettre qui l’exige ; car je ne puis souffrir d’employer les moments que nous passons ensemble à discuter les intérêts de la vie. Je ferai toujours tout ce que vous désirerez ; mais si vous ne l’exigez pas, je préfère ne pas me lier avec M. de Lebensei. Je puis, au milieu des événements actuels, me trouver engagé, quoique à regret, dans une guerre civile ; et certainement je servirais alors dans un parti contraire à M. de Lebensei.

Je vous l’ai dit plusieurs fois, les querelles politiques de ce moment-ci n’excitent point en moi de colère ; mon esprit conçoit très-bien les motifs qui peuvent déterminer les défenseurs de la révolution ; mais je ne crois pas qu’il convienne à un homme de mon nom de s’unir à ceux qui veulent détruire la noblesse. J’aurais l’air, en les secondant, ou d’être dupe, ce qui est toujours ridicule, ou de me ranger par calcul du parti de la force ; et je déteste la force, alors même qu’elle appuie la raison. Si j’avais le malheur d’être de l’avis du plus fort, je me tairais.