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TROISIÈME PARTIE.

D’autres sentiments encore doivent me décider dans la circonstance présente. Je conviens que de moi-même je n’aurais pas attaché le point d’honneur au maintien des privilèges de la noblesse ; mais, puisqu’il y a de vieilles têtes de gentilshommes qui ont décidé que cela devait être ainsi, c’en est assez pour que je ne puisse pas supporter l’idée de passer pour démocrate ; et dussé-je avoir mille fois raison en m’expliquant, je ne veux pas même qu’une explication soit nécessaire dans tout ce qui tient à mon respect pour mes ancêtres et aux devoirs qu’ils m’ont transmis. Si j’étais un homme de lettres, je chercherais en conscience les vérités philosophiques qui seront peut-être un jour généralement reconnues ; mais, quand on a un caractère qui supporte impatiemment le blâme, il ne faut pas s’exposer à celui de ses contemporains ni des personnes de sa classe ; la gloire même qu’on pourrait acquérir dans la prospérité ne saurait en dédommager. Certes, il n’est pas question de gloire maintenant dans le parti de la liberté ; car les moyens employés pour arriver à ce but sont tellement condamnables, qu’ils nuisent aux individus, quand il se pourrait, ce que je ne crois pas, qu’ils servissent la cause.

Vous aimez la liberté par un sentiment généreux, romanesque même, pour ainsi dire, puisqu’il se rapporte à des institutions politiques. Votre imagination a décoré ces institutions de tous les souvenirs historiques qui peuvent exciter l’enthousiasme. Vous aimez la liberté, comme la poésie, comme la religion, comme tout ce qui peut ennoblir et exalter l’humanité ; et les idées que l’on croit devoir être étrangères aux femmes se concilient parfaitement avec votre aimable nature, et semblent, quand vous les développez, intimement unies à la fierté et à la délicatesse de votre âme ; cependant je suis toujours affligé quand on vous cite pour aimer la révolution : il me semble qu’une femme ne saurait avoir trop d’aristocratie dans ses opinions, comme dans le choix de sa société ; et tout ce qui peut établir une distance de plus me paraît convenir davantage à votre sexe et à votre rang. Il me semble aussi qu’il vous sied bien d’être toujours du parti des victimes ; enfin, et c’est de tous les motifs celui qui influe le plus sur moi, on se fait trop d’ennemis dans la société où nous vivons en adoptant les opinions politiques qui dominent aujourd’hui, et je crains toujours que vous ne souffriez une fois de la malveillance qu’elles excitent.

N’ai-je pas trop abusé, ma Delphine, de la déférence que vous daignez avoir pour moi en vous donnant presque des con-