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DELPHINE.

seils ? Mais vous m’inspirez je ne sais quel mélange, quelle réunion parfaite de tous les sentiments que le cœur peut éprouver. Je voudrais être à la fois votre protecteur et votre amant ; je voudrais vous diriger et vous admirer en même temps : il me semble que je suis appelé à conduire dans le monde un ange qui n’en connaît pas encore parfaitement la route, et se laisse guider sur la terre par le mortel qui l’adore, loin des pièges inconnus dans le ciel, dont il descend. Adieu ; déjà je suis délivré de trois jours, sur les dix qu’il faut passer loin de vous.

LETTRE XXXIII. — DELPHINE À LÉONCE.
Bellerive, ce 24 avril.

Je ne veux point combattre vos raisonnements ; mon respect pour vos qualités, pour vos défauts même, m’interdit d’insister jamais dès que vous croyez votre honneur intéressé le moins du monde dans une opinion quelconque. Mais, quand vous prononcez l’horrible mot de guerre civile, puis-je ne pas m’affliger profondément du peu d’importance que vous attachez à la conviction individuelle dans les questions politiques ? Vous parlez de se décider entre les deux partis, comme si c’était une affaire de choix, comme si l’on n’était pas invinciblement entraîné dans l’un ou l’autre sens par sa raison et par son âme.

Je n’ai point d’autre destinée que celle de vous plaire ; je n’en veux jamais d’autre : vous êtes donc certain que j’éviterai avec soin de manifester une opinion que vous ne voulez pas que je témoigne ; mais si j’étais un homme, il me serait aussi impossible de ne pas aimer la liberté, de ne pas la servir, que de fermer mon cœur à la générosité, à l’amitié, à tous les sentiments les plus vrais et les plus purs. Ce ne sont pas seulement les lumières de la philosophie qui font adopter de semblables idées ; il s’y mêle un enthousiasme généreux, qui s’empare de vous comme toutes les passions nobles et fières, et vous domine impérieusement. Vous éprouveriez cette impression si les opinions de votre mère et celles des grands seigneurs espagnols, avec qui vous avez vécu dès votre enfance, ne vous avaient point inspiré, pour la défense de la noblesse, les sentiments que vous deviez consacrer peut-être à la dignité et à l’indépendance de la nation entière. Mais c’est assez vous