Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/36

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
9
PREMIÈRE PARTIE.

justice et de la générosité, j’ai cru que ses principes devaient suffire à tous les cœurs.

M. d’Albémar connaissait peu le monde, je commence à le croire ; il n’examinait jamais dans les actions que leur rapport avec ce qui est bien en soi, et ne songeait point à l’impression que sa conduite pouvait produire sur les autres. Si c’est être philosophe que penser ainsi, je vous avoue que je pourrais me croire des droits à ce titre, car je suis absolument, à cet égard, de l’opinion de M. d’Albémar ; mais si vous entendiez par philosophie la plus légère indifférence pour les vertus pures et délicates de notre sexe ; si vous entendiez même par philosophie la force qui rend inaccessible aux peines de la vie, certes je n’aurais mérité ni cette injure ni cette louange ; et vous savez bien que je suis une femme, avec les qualités et les défauts que cette destinée faible et dépendante peut entraîner.

J’entre dans le monde avec un caractère bon et vrai, de l’esprit, de la jeunesse et de la fortune ; pourquoi ces dons de la Providence ne me rendraient-ils pas heureuse ? Pourquoi me tourmenterais-je des opinions que je n’ai pas, des convenances que j’ignore ? La morale et la religion du cœur ont servi d’appui à des hommes qui avaient à parcourir une carrière bien plus difficile que la mienne : ces guides me suffiront.

Quant à vous, ma chère cousine, souffrez que je vous le dise : vous aviez peut-être besoin d’une règle plus rigoureuse pour réprimer un caractère moins doux ; mais ne pouvons-nous donc nous aimer, malgré la différence de nos goûts et de nos opinions ? Vous savez combien je considère vos vertus ; ce sera pour moi un vif plaisir de contribuer à rendre votre destinée heureuse ; mais laissez chacun en paix chercher au fond de son cœur le soutien qui convient le mieux à son caractère et à sa conscience. Imitez votre mère, qui n’a jamais de discussion avec vous, quoique vos idées diffèrent souvent des siennes. Nous aimons toutes deux un être bienfaisant, vers lequel nos âmes s’élèvent ; c’est assez de ce rapport, c’est assez de ce lien qui réunit toutes les âmes sensibles dans une même pensée, la plus grande et la plus fraternelle de toutes.

Je retournerai dans deux jours à Paris ; nous ne parlerons plus du sujet de nos lettres, et vous m’accorderez le bonheur de vous être utile, sans le troubler par des réflexions qui blessent toujours un peu, quelques efforts qu’on fasse sur soi-même pour ne pas s’en offenser. Je vous embrasse, ma chère cousine, et je vous assure qu’à la fin de ma lettre je ne sens