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DELPHINE.

Je n’avais encore vu que la fête solitaire : au détour d’une allée, j’aperçus sur des degrés de gazon ma douce Isaure, entourée de jeunes filles, et dans l’enfoncement plusieurs habitants de Bellerive qui m’étaient connus. Isaure vint à moi : elle voulut d’abord chanter je ne sais quels vers en mon honneur ; mais son émotion l’emporta, et se jetant dans mes bras avec cette grâce de l’enfance qui semble appartenir à un meilleur monde que le nôtre, elle me dit : « Maman, je t’aime, ne me demande rien de plus ; je t’aime. » Je la serrai contre mon cœur et ne pus me défendre de penser à sa pauvre mère. Thérèse, me dis-je tout bas, faut-il que je reçoive seule ces innocentes caresses dont votre cœur déchiré s’est imposé le sacrifice ! Léonce me présenta successivement les habitants du village à qui j’avais rendu quelques services ; il les savait tous en détail, et me les dit l’un après l’autre, sans que je pensasse à l’interrompre : je le laissais me louer pour jouir de son accent, de ses regards, de tout ce qui me prouvait son amour.

Enfin, il fit approcher des vieillards que j’avais eu le bonheur de secourir, et leur dit : « Vous qui passez vos jours dans les prières, remerciez le ciel de vous avoir conservé celle qui a répandu tant de bienfaits sur votre vie ! Nous avons tous failli la perdre, ajouta-t-il avec une voix étouffée, et dans ce moment la mort menaçait de bien plus près encore le jeune homme que le vieillard ; mais elle nous est rendue ; célébrez tous ce jour ; et s’il est un de vos souhaits que je puisse accomplir, vous obtiendrez tout de moi au nom de mon bonheur. » Je craignis dans ce moment que M. de Valorbe ne fût près de nous, et que ces paroles ne l’éclairassent sur le sentiment de Léonce ; votre mari, qui a pour ses amis une prévoyance tout à fait merveilleuse, l’avait engagé dans une querelle politique qui l’animait tellement, qu’il fut près d’une heure loin de nous.

Quand la danse commença, nous revînmes lentement, ma belle-sœur, Léonce et moi, vers cette partie du jardin réservée pour nous seuls, qui environnait ma maison. Nous y retrouvâmes la musique aérienne, les lumières voilées, toutes les sensations agréables et douces, si parfaitement d’accord avec l’état de l’âme dans la convalescence. Le temps était calme, le ciel pur ; j’éprouvais des impressions tout à fait inconnues : si la raison pouvait croire au surnaturel, s’il existait une créature humaine qui méritât que l’Être suprême dérangeât ses lois pour elle, je penserais que, pendant ces heures, des pressentiments extraordinaires m’ont annoncé que bientôt je passerai dans un autre monde. Tous les objets extérieurs s’effa-