Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/393

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
366
DELPHINE.

sois moins accoutumée à résister à la pitié qu’il inspire ; il se peut que, n’ayant jamais eu à triompher de mon propre cœur, j’hésite à conseiller un sacrifice dont je n’ai jamais mesuré la force ; enfin il se peut, surtout, qu’ayant passé ma triste vie sans avoir jamais été le premier objet des sentiments de personne, je tremble de briser l’image d’un tel bonheur lorsqu’elle s’offre à moi : c’est à vous de juger des motifs qui ont influé sur mon opinion ; mais, quelles qu’en soient les causes, j’ai dû vous l’exprimer.

Convaincue, comme je le suis, que si, dans la disposition actuelle de Léonce, vous persistiez à vouloir le quitter, il s’exposerait à une mort inévitable, je ne puis vous engager à partir. Je souffrirais en vous donnant un tel conseil, comme si je faisais une action injuste et cruelle ; je ne vous le donnerai donc point.

LETTRE VII. — DELPHINE À MADAME DE LEBENSEI.
Paris, ce 12 juillet.

Ma sœur a décidé que je ne devais pas partir ; Léonce a exercé sur elle cet ascendant irrésistible qui est peut-être aussi mon excuse ; enfin j’avais promis de me soumettre à ce qu’elle prononcerait. Elle sacrifie ses goûts à mon bonheur ; elle veut rester près de moi pour veiller sur mon sort. Les promesses de Léonce, les réflexions que j’ai faites pendant ma longue maladie, tout me répond de moi-même et de lui ; j’éprouve donc depuis quelques jours, ma chère Élise, un sentiment de calme assez doux : cependant m’était-il permis de mettre ainsi l’opinion d’une autre à la place de ma conscience ? Je ne sais ; mais je n’avais plus la force de me guider, et j’éprouvais une telle anxiété, que peut-être je devais enfin compatir à moi-même, et chercher pour moi, comme pour un autre, une ressource quelconque qui soulageât les maux que je ne pouvais plus supporter. Quand j’ai choisi pour arbitre l’âme la plus honnête et la plus pure, n’en ai-je pas assez fait ? que peut-on exiger de plus ?

Léonce était hier parfaitement heureux ; ma sœur nous regardait avec attendrissement ; il me semblait que nous goûtions les plaisirs de l’innocence : ne peuvent-ils pas exister même dans notre situation, ou serait-ce encore une des illusions de l’amour ? J’ai néanmoins répété, en consentant à res-