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QUATRIÈME PARTIE.

volontiers, au mouvement de la conversation ; elle n’était plus pour moi un amusement, un repos agréable et varié ; je faisais des observations sur chaque parole, sur chaque mouvement, comme un ambitieux au milieu d’une cour. En effet, celui dont je dépends n’y était-il pas ? il me semblait que je voyais quelques nuances d’embarras dans la figure de Léonce ; il avait plus de prudence dans sa conduite, il cherchait à mieux cacher son sentiment ; enfin, ce n’était pas encore la peine, mais tous les présages qui l’annoncent.

Dès mon enfance, accoutumée à ne rencontrer que les hommages des hommes et la bienveillance des femmes, indépendante par ma situation et ma fortune, n’ayant jamais eu l’idée qu’il pût exister entre les autres et moi d’autres rapports que ceux des services que je pourrais leur rendre ou de l’affection que je saurais leur inspirer, c’était la première fois que je voyais la société comme une sorte de pouvoir hostile, qui me menaçait de ses armes si je le provoquais de nouveau.

Je n’ai pas besoin de vous dire, ma chère Élise, qu’aucune de ces réflexions n’approcherait de mon esprit, si je n’attachais le plus grand prix à conserver aux yeux de Léonce cet éclat de réputation qui lui plaît et dont il aime à jouir. Dès l’instant où la société m’aurait été moins agréable, je m’en serais éloignée pour toujours, et je ne suis pas assez faible pour m’affliger de la défaveur de l’opinion, avec un caractère qui me porte naturellement à ne pas la ménager ; mais ce qu’il y a de pénible dans, ma situation, c’est que mon sentiment pour Léonce m’expose au blâme, et que l’objet pour qui je braverais ce blâme avec joie y est mille fois plus sensible que moi-même. Néanmoins, depuis cette soirée de madame d’Artenas, je n’ai rien aperçu dans la manière de mon ami qui me fit croire à la moindre inquiétude de sa part ; je n’aurais pu la soupçonner qu’aux expressions plus aimables encore et plus sensibles qu’il m’adressait le lendemain.

M. de Mondoville ira sûrement bientôt à Cernay ; en voyant tous les jours chez moi M. de Lebensei pendant ma maladie, il a perdu les préventions politiques qui l’éloignaient de lui, et s’est pénétré d’estime pour son caractère et d’admiration pour son esprit. Il a pour vous, vous le savez, ma chère Élise, la plus sincère amitié ; si par un mot de lui vous apprenez qu’il soit inquiet de ma situation dans le monde, instruisez-m’en, je vous en conjure, sans ménagement : c’est le seul sujet sur lequel Léonce ne me parlerait pas avec une confiance absolue ;