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DELPHINE.

notre nature morale, je dirai plus, l’impulsion de notre sang, tout ce qu’il y a d’involontaire en nous nous entraîne vers ces devoirs. Faut-il un effort pour soigner nos parents, dont la seule voix retentit à tous les souvenirs de notre vie ? Si l’on pouvait se représenter une nécessité qui contraignit à les abandonner, c’est alors que l’âme serait condamnée aux supplices les plus douloureux ! Faut-il un effort pour protéger ses enfants ? La nature a voulu que l’amour qu’ils inspirent fût encore plus puissant que toutes les autres passions du cœur. Qu’y aurait-il de plus cruel que d’être privé de ce devoir ? Parcourons toutes les vertus, fierté, franchise, piété, humanité ; quel travail ne faudrait-il pas faire sur son caractère, quel travail ne ferait-on pas en vain, pour obtenir de soi, maigre la révolte de sa nature, une bassesse, un mensonge, un acte de dureté ? D’où vient donc ce sublime accord entre notre être et nos devoirs ? De la même Providence qui nous a attirés par une sensation douce vers tout ce qui est nécessaire à notre conservation. Quoi ! la Divinité, qui a voulu que tout fût facile et agréable pour le maintien de l’existence physique, aurait mis notre nature morale en opposition avec la vertu ! la récompense nous en serait promise dans un monde inconnu ; mais pour celui dont la réalité pèse sur nous, il faudrait réprimer sans cesse l’élan toujours renaissant de l’âme vers le bonheur ; il faudrait réprimer ce sentiment doux en lui-même, quand il n’est pas injustement contrarié !

De quelles bizarreries les hommes n’ont-ils pas été capables ! Le Créateur les avait préservés de la cruauté par la sympathie ; le fanatisme leur a fait braver cet instinct de l’âme, en leur persuadant que celui qui en avait doué leur nature leur commandait de l’étouffer. Un désir vif d’être heureux anime tous les hommes ; des hypocrites ont représenté ce désir comme la tentation du crime. Ils ont ainsi blasphémé Dieu, car toute la création repose sur le besoin du bonheur. Sans doute, on pourrait abuser de cette idée comme de toutes les autres, en la faisant sortir de ses limites. Il y a des circonstances où les sacrifices sont nécessaires ; ce sont toutes celles où le bonheur des autres exige que vous vous immoliez vous-même à eux ; mais est toujours dans le but d’une grande somme de félicité pour tous que quelques-uns ont à souffrir ; et le moyen de la nature, au moral comme au physique, ce sont les jouissances de la vie.

Si ces principes sont vrais, peut-on croire que la Providence exige des hommes de supporter la plus amère des douleurs, en