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DELPHINE.

rait s’en faire une par ses haines, j’ai résolu de dédaigner ce qu’il y avait de réel dans son aversion pour moi. Elle prétend, ne sachant trop de quoi m’accuser, que j’aime et que j’approuve beaucoup trop la révolution de France. Je la laisse dire ; elle a cinquante ans et nulle bonté dans le caractère : c’est assez de chagrins pour lui permettre beaucoup d’humeur.

Derrière elle était M. de Fierville, son fidèle adorateur, malgré son âge avancé : il a plus d’esprit qu’elle et moins de caractère, ce qui fait qu’elle le domine entièrement ; il se plaît quelquefois à causer avec moi : mais comme, par complaisance pour madame du Marset, il me critique souvent quand je n’y suis pas, il fait sans cesse des réserves dans les compliments qu’il m’adresse, pour se mettre, s’il est possible, un peu d’accord avec lui-même. Je le laisse s’agiter dans ses petits remords, parce que je n’aime de lui que son esprit, et qu’il ne peut m’empêcher d’en jouir quand il me parle.

Au milieu de la société, Mathilde ne songe pas un instant à s’amuser ; elle exerce toujours un devoir dans les actions les plus indifférentes de sa vie ; elle se place constamment à côté des personnes les moins aimables, arrange les parties, prépare le thé, sonne pour qu’on entretienne le feu ; enfin s’occupe d’un salon comme d’un ménage, sans donner un instant à l’entraînement de la conversation. On pourrait admirer ce besoin continuel de tout changer en devoir, s’il exigeait d’elle le sacrifice de ses goûts : mais elle se plaît réellement dans cette existence toute méthodique, et blâme au fond de son cœur ceux qui ne l’imitent pas.

Madame de Vernon aime beaucoup à jouer ; quoiqu’elle pût être très-distinguée dans la conversation, elle l’évite : on dirait qu’elle n’aime à développer ni ce qu’elle sent ni ce qu’elle pense. Ce goût du jeu, et trop de prodigalité dans sa dépense, sont les seuls défauts que je lui connaisse.

Elle choisit pour sa partie, hier au soir, madame du Marset et M. de Fierville. Je lui en fis quelques reproches tout bas, parce qu’elle m’avait dit plusieurs fois assez de mal de tous les deux. « La critique ou la louange, me répondit-elle, sont un amusement de l’esprit ; mais ménager les hommes est nécessaire pour vivre avec eux. — Estimer ou mépriser, repris-je avec chaleur, est un besoin de l’âme ; c’est une leçon, c’est un exemple utile à donner. — Vous avez raison, me dit-elle avec précipitation, vous avez raison sous le rapport de la morale ; ce que je vous disais ne faisait allusion qu’aux intérêts du