Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/44

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
17
PREMIÈRE PARTIE.

monde. » Elle me serra la main, en s’éloignant, avec une expression parfaitement aimable.

Je restai à causer auprès de la cheminée avec plusieurs hommes dont la conversation, surtout dans ce moment, inspire le plus vif intérêt à tous les esprits capables de réflexion et d’enthousiasme. Je me reproche quelquefois de me livrer trop aux charmes de cette conversation si piquante : c’est peut-être blesser un peu les convenances que se mêler ainsi aux entretiens les plus importants ; mais quand madame de Vernon et les dames de la société sont établies au jeu, je me trouve presque seule avec Mathilde, qui ne dit pas un mot ; et l’empressement que me témoignent les hommes distingués m’entraîne à les écouter et à leur répondre.

Cependant, peut-être est-il vrai que je me livre souvent avec trop de chaleur à l’esprit que je peux avoir ; je ne sais pas résister assez aux succès que j’obtiens en société, et qui doivent quelquefois déplaire aux autres femmes. Combien j’aurais besoin d’un guide ! — Pourquoi suis-je seule ici ? Je finis cette lettre, ma chère sœur, en vous répétant ma prière : venez près de moi, n’abandonnez pas votre Delphine dans un monde si nouveau pour elle ; il m’inspire une sorte de crainte vague que ne peut dissiper le plaisir même que j’y trouve.

LETTRE VII. — RÉPONSE DE MADEMOISELLE D’ALBÉMAR À DELPHINE.
Montpellier, 25 avril 1790.

Ma chère Delphine, je suis fâchée que vous vous montriez si généreuse envers ces Vernon ; mon frère aimait encore mieux la fille que la mère, quoique la mère ait beaucoup plus d’agréments que la fille : il croyait madame de Vernon fausse jusqu’à la perfidie. Pardon si je me sers de ces mots ; mais je ne sais pas comment dire leur équivalent, et je me confie en votre bonne amitié pour m’excuser. Mon frère pensait que madame de Vernon dans le fond du cœur n’aimait rien, ne croyait à rien, ne s’embarrassait de rien, et que sa seule idée était de réussir, elle et les siens, dans tous les intérêts dont se compose la vie du monde, la fortune et la considération. Je sais bien qu’elle a supporté avec une douceur exemplaire le plus odieux des maris, et qu’elle n’a point eu d’amants, quoiqu’elle fût bien jolie. Il n’y a jamais eu un mot à dire contre elle ; mais, dussiez-vous me trouver injuste, je vous avouerai que c’est précisément cette conduite régulière qui ne me parait pas du tout s’accorder avec la légèreté de ses principes et l’insouciance de son caractère. Pour-