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QUATRIÈME PARTIE.

lonté de Léonce, et je lui remis la lettre de M. de Lebensei et la mienne : j’aurais donné tout au monde pour les lui cacher, mais son regard ne me permit pas d’hésiter à lui obéir.

En prenant ces lettres, il soupira et se tut ; j’étais aussi moi-même dans l’anxiété la plus douloureuse ; je ne sais ce que je désirais, je ne sais ce que je craignais d’entendre, mais je souffrais cruellement. Dès les premières lignes de la lettre de M. de Lebensei, Léonce changea de visage ; il pâlit et rougit alternativement, sans lever les yeux sur moi, ni prononcer une seule parole, quoique tout trahit en lui l’émotion la plus profonde. Après avoir lu la lettre de M. de Lebensei, il prit la mienne, ses mains tremblaient en la tenant ; je m’efforçais pendant ce temps de paraître tranquille et de dissimuler ma violente agitation ; il me semblait qu’il y avait une sorte de honte, dans cette situation, à laisser voir mon trouble.

Quand Léonce fut à l’endroit de ma lettre où je repoussais avec vivacité l’idée du divorce, les larmes le suffoquèrent ; il laissa tomber sa tête sur sa main, avec des sanglots qui me déchirèrent le cœur : je l’avais vu souvent attendri, mais c’était la première fois que, cessant de se retenir, il se livrait à des pleurs, comme si toutes les puissances de son âme avaient à la fois cédé dans le même moment. Je fus bouleversée en le voyant dans cet état, quoique je n’en connusse pas bien la cause et que je craignisse même de la pénétrer : mais qui peut peindre l’effet que produit un caractère fort, lorsqu’il est abattu par la sensibilité ? Jamais les larmes des femmes, jamais les émotions de la faiblesse ne pourraient ébranler le cœur à cet excès, ne sauraient inspirer un intérêt si tendre et néanmoins si douloureux ? « Léonce, mon cher Léonce, lui répétai-je plusieurs fois, quel est le sentiment qui vous oppresse ? parlez sans crainte à votre amie, vous pouvez tout lui avouer : est-ce la calomnie qu’on a répandue sur moi qui vous afflige si douloureusement ? est-ce cette proposition inattendue, mais vivement repoussée ? » Je m’arrêtai, il ne répondit rien, ses larmes redoublaient ; il essayait, mais en vain, de se contraindre ; et rejetant sa tête en arrière, avec l’impatience de ne pouvoir triompher de son émotion, il couvrit son visage de son mouchoir, et des cris de douleur lui échappèrent.

Il me fut impossible de supporter plus longtemps ce silence, ce désespoir extraordinaire, et je me jetai aux genoux de Léonce pour le conjurer de me parler et de m’entendre. Ce mouvement fit sur lui l’impression la plus vive : il me regarda quelques instants avec étonnement, avec transport, comme si