Aller au contenu

Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/433

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
406
DELPHINE.

quelque chimère heureuse se fût réalisée à ses yeux ; il me saisit dans ses bras, me replaça sur le canapé, et se prosternant à mes pieds,il me dit : « Oui, vous êtes un ange. Mais moi ! mais moi !… » Son visage redevint sombre, et il se releva. Le jour baissait, un mouvement que je fis lui persuada que j’allais sonner pour demander de la lumière ; il me saisit la main, et me dit : « Restons dans cette obscurité ; je ne veux pas que vous lisiez rien sur mon visage ; je ne veux pas apercevoir sur le vôtre ce qui vous occupe ; tout doit être un mystère, rien ne peut plus se confier. — Grand Dieu ? m’écriai-je, quel affreux changement ! » J’allais continuer, j’allais le forcer à s’expliquer, lorsque ma sœur entra, et dans l’instant même Léonce disparut.

Jugez quelles cruelles réflexions ont déchiré mon cœur ! Est-ce l’opinion de M. de Lebensei sur la possibilité du divorce qui a jeté Léonce dans cet égarement ? ou n’est-ce pas plutôt qu’il me croit perdue dans l’opinion, et que ce malheur est au-dessus de ses forces ? Je saurai la vérité, le doute qui me tourmente ne peut subsister plus longtemps ; mais, je vous en conjure, ma chère Élise, priez votre mari de ne rappeler en aucune manière à Léonce l’idée qu’il avait conçue ; vous voyez bien que cette idée ne peut produire que des peines.

LETTRE XX. — DELPHINE À LÉONCE.

Je veux, Léonce, que vous me parliez avec sincérité, avec courage même, dussiez-vous me faire beaucoup Souffrir. Vous savez quels sont les chagrins cruels qui, depuis votre querelle avec M. de Valorbe, ont troublé ma vie ; je vous l’avouerai, j’ai senti en vous revoyant que tout ce qui m’affligeait n’était rien en comparaison des peines que vous seul pouvez me faire éprouver.

Je vous ai promis, en présence de ma sœur, de ne jamais me séparer de vous tant que le bonheur de Mathilde ne l’exigerait pas de moi ; peut-être que bientôt, à son retour d’Andelys, elle sera informée à la fois et des calomnies et de la vérité ; mais, quand même un hasard inouï prolongerait sa sécurité, c’est vous que j’interroge pour savoir si je ne dois pas m’éloigner. Ne croyez point que je veuille partir pour me dérober à la méchanceté dont je suis la victime ; je puis peut-être m’en relever aux yeux des autres, je puis du moins trouver dans ma conscience, qui est pure, et dans ma fierté, qui est orgueilleuse,