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QUATRIÈME PARTIE.

de quoi me rendre indépendante des accusations que je méprise ; mais ce qu’il m’est impossible de supporter, c’est la moindre diminution dans le bonheur que mon attachement vous faisait goûter.

Examinez avec scrupule, je vous en conjure, l’impression qu’a produite sur vous l’horrible mal qu’on a dit de moi, et la dégradation sensible qui doit en résulter dans le rang que la société m’accordait. Demandez-vous si cette espèce de prestige dont la faveur du monde entoure les femmes ne séduisait pas votre imagination, et si elle ne se refroidira pus lorsque ceux que vous verrez, loin de partager votre enthousiasme pour moi, le combattront de toutes les manières. Il entre dans la passion de l’amour tant de sentiments inconnus à nous-mêmes, que la perte d’un seul pourrait flétrir tous les autres. Ah ! s’il me fallait partir quand vous me regretteriez moins ! Pardonnez, Léonce, je ne veux pas votre malheur : s’il faut nous séparer, je souhaite vivement que le temps et la raison adoucissent un jour votre peine ; mais qui pourrait me condamner à désirer que vous supportiez plus facilement mon absence parce que l’illusion qui me rendait aimable à vos yeux aurait disparu !

Ô Léonce ! préservez moi d’une telle douleur, laissez-moi vous quitter quand je vous suis chère encore, quand l’injustice des hommes n’a pas eu le temps d’agir sur vous, et que je puis disparaître en vous laissant un souvenir qui n’est point altéré. Léonce, réfléchissez à ma demande, ne vous confiez pas même au premier mouvement généreux qui vous la ferait repousser. Songez que votre caractère peut vous dominer malgré vous, et que vous ne parviendrez jamais à me dérober vos impressions. L’amour ne serait pas la plus pure, la plus céleste des affections du cœur, s’il était donné à la puissance de la volonté d’imiter son charme suprême. On trompe les femmes qui n’ont que de l’amour-propre, mais le sentiment éclaire sur le sentiment ; et nos âmes, longtemps confondues, ne peuvent plus se rien cacher l’une à l’autre.

Consentez à mon départ dans ce moment, doux encore, puisque mes ennemis, en vous rendant malheureux, ne vous ont point détaché de moi. Loin de vous, je ne cesserai point de vous aimer ; il me restera du passé quelques sentiments qui m’aideront à vivre ; mais si j’avais vu votre amour succomber lentement au souffle empoisonné de la calomnie, je n’éprouverais plus rien qui ne fût amer et désespéré.