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DELPHINE.

il s’agit de défendre mes amis ; mais j’ai peur de ceux qui me haïssent, parce que je ne sais pas leur opposer un sentiment de même nature ; et les larmes me viennent plus facilement que les expressions méprisantes quand je me vois l’objet de cet actif besoin de nuire qui remplit les vies désœuvrées. N’importe, Léonce est malheureux, et, pour faire cesser sa peine, je saurai retrouver mes forces ; la bonté les affaiblissait, la fierté doit les relever. Mais la société, ce plaisir déjà si vide, si insuffisant en lui-même, que sera-t-elle pour moi si je suis obligée d’en faire une lutte, une guerre, un sujet continuel d’observations et de craintes ?

Déjà, depuis quinze jours, ne faut-il pas compter qui vient ou ne vient pas me voir ? ne faut-il pas examiner la nuance des politesses des femmes, le degré de chaleur de leurs empressements pour moi ! j’ai senti battre mon cœur de crainte, pour une visite à recevoir, pour une misérable formule de politesse à remplir. Je ne connais pas une qualité forte de l’âme, une faculté supérieure de l’esprit qui ne se dégrade par une telle vie ! L’idée générale de ménager l’opinion, de parvenir à la recouvrer, quand une injustice vous l’a ravie, ne rappelle rien à l’esprit qui ne soit sage et noble ; mais combien tous les détails de cette entreprise répugnent à l’élévation des sentiments ! combien ils exigent de souplesse, de contrainte, de condescendance ! et comme, au milieu de ce pénible travail, un mouvement d’orgueil vous dit souvent que vous avez tort de soumettre ce qui vaut le mieux à ce qui vaut le moins, et d’humilier un être distingué devant la capricieuse faveur de tant d’individus sans nul mérite, de tant d’individus qui, si vous étiez dans la prospérité, se rendraient bientôt justice, et se placeraient d’eux-mêmes à cent pieds au-dessous de vous !

Mais à quoi servent toutes ces plaintes auxquelles je m’abandonne eu vous écrivant ? Ne sais-je pas que je ferai ce que demandera Léonce, et, sans même qu’il me le demande, ne sais-je pas que je ferai ce qui peut contribuer à me rendre plus aimable à ses yeux ? Félicitez-vous, mon amie, d’avoir pour époux un homme affranchi du joug de l’opinion ; vous êtes peut-être plus faible que lui à cet égard, mais cela vaut mieux que si vous aviez un caractère naturellement indépendant, dont vous ne pussiez tirer aucun secours, parce qu’il blesserait ce que vous aimez.

Je me rappelle qu’avant d’avoir vu Léonce, la première fois que je lus une lettre de lui, je sentis avec force que les différences de nos caractères nous rendraient, si nous nous aimions,