ne reste pas dans la retraite. La société est arrangée de manière que, pendant les vingt années de sa jeunesse, personne ne s’intéresse vivement à elle ; on l’humilie à chaque instant sans le vouloir, et il n’est pas un seul des discours qui se tiennent devant elle qui ne réveille dans son âme un sentiment douloureux.
J’aurais pu jouir, il est vrai, du bonheur d’avoir des enfants : mais que ne souffrirais-je pas si j’avais transmis à ma fille les désavantages de ma figure ! si je la voyais destinée comme moi à ne jamais connaître le bonheur suprême d’être le premier objet d’un homme sensible ! Je ne le confie qu’à vous, ma chère Delphine ; mais parce que je ne suis point faite pour inspirer de l’amour, il ne s’en suit pas que mon cœur ne soit pas susceptible des affections les plus tendres. J’ai senti, presque au sortir de l’enfance, qu’avec ma figure il était ridicule d’aimer ; imaginez-vous de quels sentiments amers j’ai dû m’abreuver. Il était ridicule pour moi d’aimer, et jamais cependant la nature n’avait formé un cœur à qui ce bonheur fût plus nécessaire.
Un homme dont les défauts extérieurs seraient très-marquants pourrait encore conserver les espérances les plus propres à le rendre heureux. Plusieurs ont ennobli par des lauriers les disgrâces de la nature ; mais les femmes n’ont d’existence que par l’amour : l’histoire de leur vie commence et finit avec l’amour ; et comment pourraient-elles inspirer ce sentiment sans quelques agréments qui puissent plaire aux yeux ? La société fortifie à cet égard l’intention de la nature, au lieu d’en modifier les effets ; elle rejette de son sein la femme infortunée que l’amour et la maternité ne doivent point couronner. Que de peines dévorantes n’a-t-elle point à souffrir dans le secret de son cœur !
J’ai été romanesque comme si je vous ressemblais, ma chère Delphine ; mais j’ai néanmoins trop de fierté pour ne pas cacher à tous les regards le malheureux contraste de ma destinée et de mon caractère. Comment suis-je donc parvenue à supporter le cours des années qui m’étaient échues ? Je me suis renfermée dans la retraite, rassemblant sur votre tête tous mes intérêts, tous mes vœux, tous mes sentiments ; je me disais que j’aurais été vous, si la nature m’eût accordé vos grâces et vos charmes ; et, secondant de toute mon âme l’inclination de mon frère, je l’ai conjuré de vous laisser la portion de son bien qu’il me destinait.
Qu’aurais-je fait de la richesse ? J’en ai ce qu’il faut pour