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DELPHINE.

quoi s’est-elle pliée à tous les devoirs, même à tous les calculs, elle qui a l’air de n’attacher d’importance à aucun ? Malgré les motifs qu’elle donne de l’éducation de sa fille, ne faut-il pas avoir bien peu de sensibilité pour ne pas former soi-même, et selon son propre caractère, la personne qu’on aime le plus, pour ne lui donner rien de son âme, et se la rendre étrangère par les opinions, qui exercent le plus d’influence sur toute notre manière d’être ?

Il se peut que j’aie tort de juger si défavorablement une personne dont je ne connais aucune action blâmable ; mais sa physionomie, tout agréable qu’elle est, suffirait seule pour m’empêcher d’avoir la moindre confiance en elle. Je suis fermement convaincue que les sentiments habituels de l’âme laissent une trace très-remarquable sur le visage ; grâce à cet avertissement de la nature, il n’y a point de dissimulation complète dans le monde. Je ne suis pas défiante, vous le savez ; mais je regarde, et si l’on peut me tromper sur les faits, je démêle assez bien les caractères ; c’est tout ce qu’il faut pour ne jamais mal placer ses affections : que m’importe ce qu’il peut arriver de mes autres intérêts !

Pour vous, ma chère Delphine, vous vous laissez entraîner par le charme de l’esprit, et je crains bien que si vous livrez votre cœur à cette femme, elle ne le fasse cruellement souffrir : rendez-lui service, je ne suis pas difficile sur les qualités des personnes qu’on peut obliger ; mais on confie à ceux qu’on aime ce qu’il y a de plus délicat dans le bonheur, et moi seule, ma chère Delphine, je vous aime assez pour ménager toujours votre sensibilité vive et profonde. C’est pour vous arracher à la séduction de cette femme que je voudrais aller à Paris ; mais je ne m’en sens pas la force ; il m’est absolument impossible de vaincre la répugnance que j’éprouve à sortir de ma solitude.

Il faut bien vous avouer le motif de cette répugnance, je consens à vous l’écrire ; mais je n’aurais jamais pu me résoudre à vous en parler, et je vous prie instamment de ne pas me répondre sur un sujet que je n’aime pas à traiter. Vous savez que j’ai l’extérieur du monde le moins agréable : ma taille est contrefaite, et ma figure n’a point de grâce ; je n’ai jamais voulu me marier, quoique ma fortune attirât beaucoup de prétendants ; j’ai vécu presque toujours seule, et je serais un mauvais guide pour moi-même et pour les autres au milieu des passions de la vie ; mais j’en sais assez pour avoir remarqué qu’une femme disgraciée de la nature est l’être le plus malheureux lorsqu’elle