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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/469

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DELPHINE.

vous a mariée, celle enfin qui n’a pu supporter votre peine, n’existe plus pour vous ni pour personne. Priez pour elle, non comme si elle était coupable, jamais elle ne le fut moins, jamais surtout il ne vous a été plus ordonné de ne pas être sévère envers elle ! mais priez pour une femme malheureuse, la plus malheureuse de toutes, pour celle qui consent à se déchirer le cœur afin de vous épargner une faible partie de ce qu’elle se résigne à souffrir.

LETTRE XXXVI. — MADEMOISELLE D’ALBÉMAR À DELPHINE.
Lyon, ce 1er décembre 1791[1].

Je n’ai point reçu de lettres de vous depuis mon départ, ma chère Delphine ; je me hâte d’arriver à Montpellier pour les trouver. J’ai vu ce malheureux Valorbe à mon passage à Moulins ; il est encore retenu dans son lit par ses blessures ; mais quand il sera guéri, sa situation sera bien plus déplorable : il ne peut pas rester dans son régiment ; l’animadversion est telle contre lui, qu’il n’y éprouverait que des désagréments insupportables ; il sera forcé de tout quitter. Il m’a paru très-sombre, et parlant de vous avec un mélange de ressentiment et d’amour fort effrayant ; il rappelle ce qu’il a fait pour vous, il se croit des droits sans bornes à votre reconnaissance, et laisse entendre que si vous les méconnaissez, il s’en vengera sur Léonce ou sur vous. Enfin il m’a paru saisi d’une fureur réfléchie extrêmement redoutable : on dirait qu’après avoir beaucoup souffert, il éprouve le besoin de faire partager aux autres son malheur, et je ne l’ai plus trouvé le moins du monde accessible à cette crainte de vous affliger, qui avait autrefois de l’empire sur lui ; j’ai peur que vous n’ayez beaucoup à redouter de ses persécutions.

Éloignez-vous de Léonce pour un temps, revenez près de moi, c’est le seul moyen d’apaiser M. de Valorbe, et d’éviter ainsi les plus grands malheurs. Ah ! ma chère Delphine, que j’ai souffert dans Paris, dans cette ville que je déteste ! En approchant de ma retraite, je sens mon âme se calmer ; cependant je n’y serai point heureuse si je ne vous y vois pas ; vous avez encore ajouté, pendant les quatre mois que nous venons de passer ensemble, à ma tendresse pour vous. Au milieu de

  1. Cette lettre arriva le matin même du 5 décembre.