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QUATRIÈME PARTIE.

tant de peines, de tant d’injustices, il ne vous est pas échappé un seul sentiment amer, un seul mouvement de haine : vous avez supporté les torts les plus révoltants comme une nécessité, comme un accident du sort, et non comme un sujet de colère ou de ressentiment.

Mon amie, j’en suis sûre, avec une âme si douce vous pourrez trouver du calme et peut-être du bonheur dans la solitude ; je vous y espère, je vous y attends avec un cœur tout à vous.

LETTRE XXXVII. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Melun, ce 6 décembre 1791.

Le sacrifice est fait, la vie est finie ; pardonnez-moi si je suis longtemps sans vous écrire, si je ne vous rejoins pas, si je meurs pour vous, comme pour lui. Ce que vous m’avez mandé sur M. de Valorbe ne m’ôte-t-il pas jusqu’à l’espoir du repos que je conservais encore ? Quel asile puis-je trouver, qui soit assez impénétrable pour me cacher à celui qui me poursuit, comme à celui que j’aime ?

Je l’ai quitté ! je l’ai quitté ! je ne le reverrai plus ! Pensez-vous qu’il puisse me rester aucune raison, aucune force ? n’ai je pas tout épuisé pour partir ? À présent j’erre avec cette pauvre Isaure dans le vide immense où je suis jetée ! Pleurez sur moi, ma sœur, vous, le seul être informé désormais de mon nom, de ma demeure, de mon existence ! Sans l’enfant de Thérèse, sans vous, me serais-je condamnée à vivre ?

M. Barton est arrivé avant-hier d’après ma lettre : je lui ai tout confié, hors le vrai motif de mon départ ; j’ai éprouvé peut-être encore un moment doux, lorsque, cet honnête homme, en me prenant la main, avec des larmes dans les yeux, me dit : « Madame, il ne convient pas à mon âge de s’abandonner à l’attendrissement que me fait éprouver votre résolution ; cependant qu’il me soit permis de vous dire que jamais mon cœur n’a été pénétré pour aucune femme d’autant d’intérêt ni d’admiration ! » Louise, pourquoi l’approbation de la vertu ne m’a-t-elle pas fait plus de bien ?

Il fut convenu entre M. Barton et moi qu’après mon départ il userait de tout son ascendant sur Léonce pour l’engager à demeurer auprès de Mathilde, auprès de celle qui, dans quelques mois, doit être la mère de son enfant. Je ne voulais point écrire à Léonce ; je ne sais si je l’aurais pu sans anéantir le reste de