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DELPHINE.

vie. C’est assez de cette espérance pour déterminer ma route dans le vaste désert du monde, où je puis fixer ma demeure à mon choix.

Louise, si je suis longtemps sans vous écrire, n’en soyez point inquiète ; il faut que je vive, je me suis chargée d’Isaure, je vais mander à sa mère que je m’y engage de nouveau. Je veux l’élever, je veux laisser du moins après moi quelqu’un dont j’aurai fait le bonheur. Vous, ma sœur, écrivez-moi sous l’adresse que je vous envoie : vous saurez par madame de Lebensei l’effet que mon départ aura produit sur Léonce ; mais prenez garde, en me l’apprenant, prenez garde à ma pauvre tête ; elle est bien troublée, il faut la ménager ; je me crains quelquefois moi-même. Cependant, pourquoi, dans les longues heures de réflexion qui m’attendent, ne saurais-je pas contempler avec fermeté mon sort ? J’ai trop longtemps lutté pour être heureuse. Le jour où il a été l’époux de Mathilde, que ne m’étais-je dit que le ciel avait prononcé contre moi !

LETTRE XXXVIII. — DELPHINE À MADAME D’ERVINS, RELIGIEUSE
AU COUVENT DE SAINTE-MARIE, À CHAILLOT..
Melun, ce 6 décembre.

Des circonstances non moins cruelles, ma chère Thérèse, que celles qui ont décidé de votre sort, me forcent de m’éloigner pour jamais de Paris et du monde ; j’emmène votre fille avec moi ; j’achèverai son éducation avec soin, et je lui assurerai la moitié de ma fortune. Elle en jouira peut-être bientôt, si je prends le même parti que vous, si je m’enferme pour jamais dans un couvent.

Vous serez étonnée qu’un tel projet m’ait semblé possible avec les opinions que vous me connaissez. Elles ne sont point changées ; mais je voudrais mettre une barrière éternelle entre moi et les incertitudes douloureuses que les passions font toujours renaître dans le cœur. Dites-moi si vous croyez qu’il suffise d’une résignation courageuse et de la religion naturelle pour trouver du repos dans un asile semblable au vôtre ; vous seule au monde savez que ce sombre dessein m’occupe.

Isaure vous écrit mon adresse, le nom que j’ai pris ; il ne reste déjà plus de traces de moi ; mais quelquefois je me sens un vif désir de revivre, et des vœux irrévocables pourraient seuls l’étouffer.