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CINQUIÈME PARTIE.

toutes ces inconséquences, qui ne s’accordent que pour faire du mal, et déchirent à la fois un même cœur par tous les genres de peines ! Dans les ouvrages dramatiques, vous ne voyez l’être malheureux que sous un seul aspect, sous un noble point de vue, toujours intéressant, toujours fier, toujours sensible ; et moi, j’éprouve que, dans la fatigue d’une longue douleur, il est des moments où l’âme se lasse de l’exaltation, et va chercher encore du poison dans quelques souvenirs minutieux, dans quelques détails inaperçus, dont il semble qu’un grand revers devrait au moins affranchir.

Ah ! j’ai perdu trop tôt le bonheur ! Je suis trop jeune encore ; mon âme n’a pas eu le temps de se préparer à souffrir. Une année, une seule heureuse année ! est-ce donc assez ? O mon Dieu ! les désirs de l’homme dépassent toujours les dons que vous lui faites ; cependant je ne conçois rien, dans mon enthousiasme, par delà les félicités que j’ai goûtées ; je ne pressens rien au-dessus de l’amour ! Rendez le moi… Malheureuse !… une telle prière n’est-elle pas impie ? ne dois-je pas la retirer avant qu’elle soit montée jusqu’au ciel ?

FRAGMENT IV.

Je me suis remise à donner exactement des leçons à mon Isaure : j’avais tort envers elle ; je n’ai pas assez cherché à tirer des consolations de cette pauvre petite. Elle m’aime. Cette affection me reste encore : pourquoi n’essayerais-je pas d’y trouver quelques soulagements ? Hélas ! l’enfance fait peu de bien à la jeunesse : on éprouve comme une sorte de honte d’être dévoré par les passions violentes, à côté de cet âge innocent et calme ; il s’étonne de vos peines, et ne peut comprendre les orages nés au fond du cœur, quand rien autour de vous ne fait connaître la cause de vos souffrances.

Pauvre Isaure ! que ferai je pour la préserver de ce que j’ai souffert ? que lui dirai-je pour la fortifier contre la destinée ? Me résoudrai je à ne pas l’initier aux nobles sentiments, qui nous placent comme dans une région supérieure, et nous préparent longtemps d’avance pour le ciel, pour notre dernier asile ?


To be or not to be ; that is the question[1],


disait Hamlet lorsqu’il délibérait entre la mort et la vie ; mais

  1. Être ou n’être pas, voilà quelle est la question.