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DELPHINE.

développer son âme ou l’étouffer, l’exalter par des sentiments généreux ou la courber sous de froids calculs, n’est-ce pas une alternative presque semblable ?

Cependant, quel sera le destin d’Isaure ? souffrira-t-elle autant que moi ? Non, elle ne rencontrera pas Léonce, elle ne sera pas séparée de lui. Insensée que je suis !… Le malheur s’arrêtera-t-il à moi ? d’autres peines ne saisiront-elles pas les enfants qui vont nous succéder ? Les êtres distingués voudraient adapter le sort commun à leurs désirs ; il tourmentent la destinée humaine pour la forcer à répondre à leurs vœux ardents ; mais elle trompe leurs vains essais. Ô Dieu ! que voulez-vous faire de ces âmes de feu qui se dévorent elles-mêmes ? à quelle pompe de la nature les destinez-vous pour victimes ? quelle vérité, quelle leçon doivent-elles servir à consacrer ? Dites-leur un peu de votre secret, un mot de plus, seulement un mot de plus, pour prendre courage, et pour arriver au terme sans avoir douté de la vertu. Mon Dieu ! que dans le fond du cœur un rayon de lumière éclaire encore celle qui a tout perdu dans ce monde !

FRAGMENT V.

Ce jour m’a été plus pénible encore que tous les autres ; j’ai traversé les montagnes qui séparent la France de la Suisse : elles étaient presque en entier couvertes de frimats ; des sapins noirs interrompaient de distance en distance l’éclatante blancheur de la neige, et les torrents grossis se faisaient entendre dans le fond des précipices. La solitude, en hiver, ne consiste pas seulement dans l’absence des hommes, mais aussi dans le silence de la nature. Pendant les autres saisons de l’année, le chant des oiseaux, l’activité de la végétation animent la campagne, lors même qu’on n’y voit pas d’habitants ; mais quand les arbres sont dépouillés, les eaux glacées, immobiles comme les rochers dont elles pendent ; quand les brouillards confondent le ciel avec le sommet des montagnes, tout rappelle l’empire de la mort ; vous marchez en frémissant au milieu de ce triste monde, qui subsiste sans le secours de la vie, et semble opposer à vos douleurs son impassible repos.

Arrivée sur la hauteur d’une des rapides montagnes du Jura, et m’avançant à travers un bois de sapins sur le bord d’un précipice, je me laissai aller à considérer son immense profondeur. Un sentiment toujours plus sombre s’emparait de moi : « De quel faible mouvement, me disais-je, j’aurais besoin pour