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CINQUIÈME PARTIE.

hommes est à peine compris par l’objet de leur amour, souvent aussi leur âme est seule dans ses sentiments les plus élevés ; mais l’heureux ami de Delphine n’avait pas une pensée qu’il ne partageât avec elle, et la voix la plus douce et la plus tendre mêlait ses sons enchanteurs aux conversations les plus sérieuses. Ah ! madame, continua Léonce en s’abandonnant toujours plus à son émotion, où voulez-vous que je fuie son souvenir ? Toutes les heures de ma vie me rappellent ses soins pour mon bonheur : si je veux me livrer à l’étude, je me souviens de ses conseils, de l’intérêt éclairé qu’elle savait prendre aux progrès de mon esprit ; elle s’unissait à tout, et tout maintenant me fait sentir son absence. Oh ! son accent, son regard seulement, si je le rencontrais dans une autre femme, il me semble que je ne serais plus complètement malheureux ; mais rien, rien ne ressemble à Delphine. Je plains tous ceux que je vois, comme s’ils devaient s’affliger d’être séparés d’elle ; et moi, le plus malheureux des hommes ! je me plains aussi, car je sais ce qu’il me faut de courage pour paraître encore ce que je suis à vos yeux, pour ne pas succomber, pour ne pas pousser des cris de désespoir, pour ne pas invoquer au hasard la commisération de celui qui me parle, comme si tous les cœurs devaient avoir pitié de mon isolement. La douleur m’a dompté comme un misérable enfant. » À peine pus-je entendre ces derniers mots, que les sanglots étouffèrent. En ce moment je blâmai le sacrifice de Delphine, et Mathilde ne m’inspirait aucune pitié.

Cependant elle est devenue plus intéressante depuis le départ de madame d’Albémar ; sa tendresse pour Léonce a donné de la douceur à son caractère ; elle ne parlait pas autrefois à M. de Lebensei, maintenant elle consent assez souvent à le voir chez elle. Il y a deux jours que, l’entendant nommer madame d’Albémar, elle s’est approchée de lui, et lui a dit avec vivacité : « C’est une personne très-généreuse que madame d’Albémar. » Ces mots signifiaient beaucoup dans la manière habituelle de Mathilde.

Quelques paroles échappées à Léonce me font craindre qu’il ne cède une fois à l’impulsion donnée à la noblesse française pour sortir de France et porter les armes contre son pays ; il n’est malheureusement que trop dans le caractère de M. de Mondoville d’être sensible au déshonneur factice qu’on veut attacher à rester en France. M. de Lebensei combat cette idée de toute la force de sa raison ; mais son moyen le plus puissant, c’est d’invoquer l’autorité de Delphine : Léonce se tait à ce nom. Ce qui me parait certain pour le moment, sans pouvoir répondre de