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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/516

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CINQUIÈME PARTIE.

LETTRE XIV. — M. DE LEBENSEI À M. DE MONDOVILLE.
Cernay, ce 18 février 1792.

Souffrez, mon ami, que je me hasarde à pénétrer dans vos secrets plus avant encore que vous ne me l’avez permis. J’ai remarqué, pendant le peu de jours que je suis resté dans votre maison à Paris, l’effet que l’on produisait sur vous, en vous racontant que les nobles sortis de France, depuis quelques mois, pensent et disent qu’il est honteux pour les personnes de leur classe de ne pas se joindre à eux, lorsqu’ils font la guerre pour rétablir l’autorité royale et leurs droits personnels. Vous ne m’avez point parlé de votre projet à cet égard ; ma manière de penser en politique vous en a peut-être détourné. Vous avez même voulu contenir devant moi l’impression que vous receviez en apprenant quelle était sur ce sujet l’opinion de presque tous les gentilshommes ; mais je crains que vous ne cédiez à l’empire de cette opinion, maintenant que vous êtes séparé de la céleste amie qui l’aurait combattue. Avant de discuter avec vous les motifs de la guerre qui doit, dit-on, cette année, éclater contre la France[1], accordez à l’amitié le droit de vous dire ce qui vous concerne particulièrement.

Ce n’est point, je le sais, votre conviction personnelle qui vous anime dans cette cause ; vous ne voulez en politique, comme dans toutes les actions de votre vie, que suivre scrupuleusement ce que l’honneur exige de vous, et vous prenez pour arbitre de l’honneur l’approbation ou le blâme des hommes. Je suis convaincu que, même dans les temps les plus calmes, il faut savoir sacrifier l’opinion présente à l’opinion à venir, et que les grandes spéculations en ce genre exigent des pertes momentanées ; mais si cela est vrai d’une manière générale, combien cela ne l’est-il pas davantage dans les circonstances où nous nous trouvons ? Vous ne pouvez satisfaire maintenant que l’opinion d’un parti ; ce qui vous vaudra l’estime de l’un vous ôtera celle de l’autre ; et si quelque chose peut faire sentir la nécessité d’en appeler à soi seul, ce sont ces divisions civiles, pendant lesquelles les hommes des bords opposés plaident contradictoirement, et s’objectent également la morale et l’honneur.

  1. Le 18 février 1792, date de cette lettre, était trois mois avant le commencement de la guerre.