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DELPHINE.

consentement que vous avez donné à madame de Ternan : je sens tout ce qu’il y a de cruel dans votre situation, mais rien ne doit vous décider à un engagement irrévocable ; ni vos opinions ni votre caractère ne sont d’accord avec les obligations que vous voulez vous imposer ; votre piété généreuse vous a fait commettre une grande imprudence, mais il n’est point impossible de faire connaître le véritable motif de votre démarche

M. de Valorbe ne peut-il pas se repentir et vous justifier authentiquement ? pensez-vous que le reste de votre vie dépende de ce qui sera dit pendant quelques jours dans un coin de la Suisse ou de l’Allemagne ? Si vous n’aviez pas peur d’être condamnée par Léonce, combien il vous serait facile de braver l’injustice de l’opinion ! vous que j’ai vue trop disposée à la dédaigner, vous lui sacrifiez votre vie entière ; quel délire de passion ! Car, ne vous y trompez pas, votre seul motif, c’est la crainte d’être un instant soupçonnée par Léonce, ou d’en être moins aimée, quand même il connaîtrait votre innocence, si votre réputation restait altérée. Mon amie, peut-on immoler sa destinée entière à de semblables motifs ?

Le plus grand malheur des femmes, c’est de ne compter dans leur vie que leur jeunesse ; mais il faut pourtant que je vous le dise, dussé-je vous indigner : dans dix ans, vous n’éprouverez plus les sentiments qui vous dominent à présent ; dans vingt ans vous en aurez perdu même le souvenir ; mais le malheur auquel vous vous dévouez ne passera point, et vous vous désespérerez d’avoir soumis votre destinée entière à la passion d’un jour ; encore une fois, pardonnez, je reviens à ce que vous pouvez entendre sans vous révolter contre la froideur de ma raison.

Avez-vous pensé que vous mettiez une barrière éternelle entre Léonce et vous ? S’il était libre une fois, si jamais… juste ciel ! dites-moi, l’imagination la plus exaltée aurait-elle pu inventer des douleurs aussi déchirantes que le seraient les vôtres ? Vous vous êtes mal trouvée de vous livrer à l’enthousiasme de votre caractère, la réalité des choses n’est point faite pour cette manière de sentir ; vous mettez dans la vie ce qui n’y est pas, ce qu’elle ne peut contenir ; au nom de votre amitié, au nom encore plus sacré de celui que nous nommez votre bienfaiteur, de mon frère, renoncez à votre noviciat avant que l’année soit écoulée ! le temps amènera ce que la pensée ne pouvait prévoir ; mais que peut-il, le temps, contre les engagements irrévocables ?