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SIXIÈME PARTIE.

ses opinions lui permettraient-elles de l’accepter ? Enfin, il faut le rejoindre, il faut qu’un ami soit près de lui dans le plus cruel moment de sa vie. Madame de Lebensei a consenti à mon absence ; j’ai obtenu un passe-port pour un mois ; ma première lettre sera datée de la Suisse. Adieu, mademoiselle, adieu, bonne et malheureuse amie ; que pourrons-nous faire pour sauver Delphine et Léonce ? quels conseils suivront-ils, si l’on osait leur en donner ?

LETTRE VII. — LÉONCE À M. BARTON.
Lausanne, ce 5 août.

Je suis venu ici en moins de trois jours ; je puis m’arrêter, maintenant que j’habite une ville où elle a été ; je n’ai pas encore de renseignements précis sur son séjour actuel, mais me voici sur ses traces, et bientôt je l’atteindrai. Mon cher Barton, que je suis honteux de l’état de mon âme ! Je viens de perdre une mère que je chérissais, une femme estimable, un fils qui m’avait fait connaître les plus tendres affections de la paternité ; en bien, vous l’avouerai-je ? il y a a des moments où mon cœur tressaille de joie. L’idée de revoir Delphine, de la retrouver libre, d’unir mon sort au sien, cette idée efface tout, l’emporte sur tout. Cependant ne croyez pas que j’aie faiblement senti les malheurs qui m’ont frappé : mon état est extraordinaire, mais mon âme n’est pas dure ; jamais même elle ne fut plus sensible ! J’éprouve au fond du cœur une tristesse profonde, je ne puis être seul sans verser des larmes : quand j’aurai retrouvé Delphine, je me livrerai à mes regrets, je pleurerai à ses pieds ; de longtemps, même auprès d’elle, je ne serai consolé ; mais dans l’attente où je suis, ce que je sens ne peut être ni du plaisir ni de la peine ; c’est une agitation qui confond dans le trouble l’espérance comme la douleur.

Vous m’avez connu de la fermeté, eh bien ! à présent je suis très-faible ; je crains, comme une femme, tous les mouvements subits : ce qui va se décider pour moi est trop fort ; il y a trop loin du désespoir à ce bonheur ; j’ai peur des émotions mêmes que me causera sa présence, et je me surprends à souhaiter un sommeil éternel, plutôt que ces secousses morales, si violentes que la nature frémit de les éprouver. Ah ! Delphine, qu’ai-je dit ? c’est toi, oui, c’est toi qui fermeras toutes les blessures de mon cœur ! Le premier son de ta voix, de ta voix fidèle à l’a-