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SIXIÈME PARTIE.

personne, mon âme est toute remplie d’elle-même, il m’en coûte de parler. C’est à vous seul, mon ami, qu’il m’était doux d’exprimer ce que j’éprouve. Combien je suis fâché que M. de Lebensei soit ici !

LETTRE IX. — M. DE LEBENSEI À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Ce 7 août.

Il est minuit ; j’ai vu Léonce ce soir, et je n’ai pu me résoudre à lui annoncer son malheur. Il lui reste une ressource, s’il avait le courage de l’embrasser : j’essayerai de l’y préparer. Je verrai madame d’Albémar dans peu d’heures, et je ferai tout pour secourir ces infortunés ! Jamais aucun des événements de ma propre vie n’a si vivement agité mon cœur !

Depuis sept heures du soir je suis à Zurich ; Léonce y était arrivé le même jour. J’ai appris d’abord où il demeurait ; je l’ai prévenu par un mot de mon arrivée, et j’ai été le voir un quart d’heure après. Il m’a bien reçu, mais avec une distraction très-visible : j’ai supposé qu’une affaire personnelle m’avait obligé de venir à Zurich, il ne m’écoutait pas ; enfin je lui ai dit que j’avais reçu de vos nouvelles ; votre nom rappela son attention, et il me dit qu’il partait à quatre heures du matin pour être à l’abbaye du Paradis au moment où l’on en ouvrait les portes ; il ajouta qu’il se croyait sûr d’y trouver Delphine. Je frémis de son projet, et j’eus la présence d’esprit de lui dire sans hésiter que vous me mandiez par votre dernière lettre que madame d’Albémar avait quitté ce couvent depuis quinze jours, pour se retirer dans une campagne près Francfort. Il tressaillit à ces mots, et me dit : « Encore quatre jours, quand je comptais sur demain ! » Et il porta sa main à son front avec douleur. « Si vous voulez, repris-je, je vous accompagnerai jusqu’à Francfort. » Je proposais ce voyage seulement dans l’intention de gagner encore quelques jours. « Vous êtes bon, me répondit-il, peut-être accepterai-je votre offre ; nous en parlerons demain matin. » Je voulais insister, et savoir quelque chose de plus sur ses projets ; mais il me regardait avec une sorte d’inquiétude qui me faisait mal, et je résolus d’aller d’abord, sans qu’il le sût, chez madame d’Albémar, pour la prévenir, à tout événement, de l’arrivée de Léonce. Ce dessein arrêté, je me promis de laisser encore à mon malheureux ami ce jour de repos, et je lui pro-