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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/589

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DELPHINE.

LETTRE XII. — M. DE LEBENSEI À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Ce 13 août, près l’abbaye du Paradis.

Je crois que mon projet a réussi ; cependant vous en allez juger : madame d’Albémar m’a particulièrement recommandé de ne vous laisser rien ignorer. J’ai été la voir hier matin. « Léonce va terminer sa vie, lui ai-je dit, sa résolution est prise ; voulez-vous le sauver ? — Dieu ! s’écria-t-elle, comment pouvez-vous me parler ainsi ! ai-je un autre espoir que de mourir avec lui ? peut-il en exister un autre ? Que prétendez-vous, en faisant naître en moi des émotions si violentes ? laissez-moi périr résignée. — Vous avez fait des vœux, repris-je, sans aucune des formalités ordonnées, ils vous ont été surpris cruellement ; je suis fermement convaincu que les scrupules les plus religieux pourraient vous permettre de réclamer votre liberté, si vous en aviez le moyen ; ce moyen, je vous l’offre. Il existe un pays, et ce pays c’est la France, où l’on a brisé par les lois tous les vœux monastiques ; venez l’habiter avec Léonce, et, bravant l’un et l’autre d’absurdes préjugés, unissez-vous pour jamais à la face du ciel qui l’approuvera. — Que me proposez-vous ? s’écria-t-elle avec un tremblement affreux ; puis-je y consentir sans honte ? le croyez-vous ? serait-il possible ? — Vous souvenez-vous, lui dis-je, qu’il y a près d’un an, lorsque je vous écrivis sur la possibilité du divorce, vous répondîtes que vous ne connaissiez qu’un devoir, un devoir dont ils dérivaient tous, celui de faire le plus de bien possible, et de ne jamais nuire à qui que ce fût sur la terre ? Eh bien, je vous le demande, qui faites-vous souffrir en brisant ces vœux insensés que le désespoir seul a pu vous arracher ? et vous sauvez Léonce ! lui pour qui vous avez pris la fatale résolution qui vous perd ! Ne m’avez-vous pas avoué que l’amour seul vous l’avait inspirée ? eh bien, que l’amour délie les nœuds funestes qu’il a formés ! — Quoi ! me dit encore Delphine, vous croyez impossible de consoler Léonce, de fortifier assez son âme pour qu’il puisse consacrer sa vie à la gloire et à la vertu ! Ne vous embarrassez pas de mon sort : je me sens frappée à mort, je sens que la nature va bientôt venir à mon secours : s’il veut vivre, je pourrai mourir en paix. — Non, lui répondis-je, je ne dois pas vous le cacher, rien ne peut engager Léonce à supporter sa destinée. — Et lui-même, reprit Delphine, accepterait-il un parti si contraire