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SIXIÈME PARTIE.

à ses idées habituelles, à l’opinion qu’il a toujours profondément respectée ? — Les grands malheurs, lui répondis-je, les malheurs réels font disparaître les défauts qui sont l’ouvrage des combinaisons factices de la société ; les loisirs et l’agitation du monde irritent les peines de l’imagination ; mais, aux approches de la mort, on ne sent plus que la vérité : Léonce, prêt à périr, saisira avec transport le moyen secourable qui ferme le tombeau sous ses pas ; permettez seulement que je lui donne cet espoir. — Laissez-moi, interrompit Delphine, j’ai besoin de quelques heures pour réfléchir sur l’idée la plus inattendue, sur celle qui bouleverse tout à coup mes esprits. Avant que le jour soit fini, vous aurez ma réponse. » Je la quittai ; le soir, elle m’envoya la lettre qu’elle avait reçue de Léonce, avec la réponse qu’elle m’avait promise ; les voici toutes deux :

LÉONCE À DELPHINE.

Delphine, dans le jardin de ta prison, non loin des lieux où tu n’as pas refusé un sombre asile même à ton ennemi, je veux te voir. Ne sois pas effrayée, j’ai besoin de quelques moments doux avant le dernier, je ne veux pas cesser de vivre dans la disposition où je suis ; il faut que ta voix m’ait attendri, il ne faut pas que mon âme s’exhale dans un moment de fureur ; rends-la digne du ciel vers lequel elle va remonter. Infortunée ! veux-tu mourir avec moi, le veux-tu ? C’est quelque chose qui ressemble au bonheur que de quitter la vie ensemble ; je te donnerai le poignard qu’il faut plonger dans mon cœur ; tu le sentiras, ce cœur, à ses palpitations terribles ; je guiderai le fer et ta main. Bientôt après tu me suivras… Non… attends encore, je le veux ; mais qui oserait exiger de moi que je survécusse à cette rage du destin qui nous sépare, lorsque tant de hasards nous réunissaient ! Je reste seul dans cet univers, où rien de ce qui me fut cher n’est plus auprès de moi. Qui maintenant a le secret de mes douleurs ? qui a connu ma vie passée ? pour qui ne suis-je pas un être nouveau ? faudrait-il recommencer l’existence avec un cœur déchiré ? Je la supportais avec peine, même avant d’avoir souffert ? que ferais-je maintenant ? Ah ! Delphine, donnons un dernier jour à nous voir, à nous entendre ; il y a, crois-moi, beaucoup de douceur dans la mort ; je veux la savourer tout entière. Je me fais de ce jour un long avenir ; oui, tous les sentiments que l’homme peut éprouver se trouveront réunis, confondus ; et quand le soleil se couchera,