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SIXIÈME PARTIE.

LETTRE XIII. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Bade, ce 18 août 1702.

Vous avez su, ma sœur, par M. de Lebensei, tout ce qui me concerne ; les nouvelles de France l’ont forcé à nous quitter : son inquiétude pour sa femme ne lui laissait plus un moment de repos. Ce matin, à mon arrivée à Baden, il est venu me voir avec Léonce pour prendre congé de moi. Je n’avais pas revu Léonce depuis les propositions faites par M. de Lebensei, j’avais cru plus convenable de lui défendre de revenir à mon couvent ; mais cependant sa résignation à cet ordre m’a étonnée. Son émotion, en me retrouvant ce matin, m’a profondément touchée, et du moins j’ai vu que je n’avais rien perdu dans son cœur. Nous ne nous sommes point parlé seuls ; je le craignais, mais lui aussi ne l’a pas cherché ; nous sommes uniquement occupés l’un et l’autre du départ de M. de Lebensei : il était simple que moi je ne parlasse que de ce départ ; mais Léonce, pourquoi ne me forçait-il pas à m’entretenir d’un autre sujet ?

Louise, cet espoir d’être à Léonce, en rompant mes vœux, ne m’avait d’abord inspiré que de la terreur ; il s’est emparé de mon âme maintenant avec toutes ses séductions : ne croyez pas cependant que si je démêle dans Léonce une peine, un regret, je ne sache pas briser ce dernier lien avec la vie que l’amitié de M. de Lebensei a su tout à coup renouer pour moi. « Non, Léonce, si mon cœur n’est pas content du tien, je ne t’en accuserai point, je te pardonnerai ; mais je saurai te rendre au monde, à ses gloires ; et, quand ma perte ne sera plus pour toi qu’un regret qui te permettra de vivre, il me sera libre de mourir. » Il y a bien longtemps, ma chère Louise, que je n’ai reçu de vos lettres : êtes-vous malade, ou plutôt ne voulez-vous pas me parler sur ma situation ? Vous avez raison ; je craindrais de connaître votre opinion, si elle ne s’accorde pas avec mes désirs. Je suis dans un de ces moments de la vie où l’on ne veut se soumettre qu’aux événements ; je ne demande aucun conseil, je suis entraînée par un sentiment tellement irrésistible, que rien de ce qui n’est pas lui ne peut avoir d’empire sur moi. Je ne crois point, non, je ne crois point que je prenne l’heureuse et terrible résolution qui me rendrait libre ; mais ce n’est aucun des motifs qu’on pourrait me présenter qui me fait hésiter. Je suis fière de ma passion pour Léonce, elle est ma gloire