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SIXIÈME PARTIE.

LETTRE XVI. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Ce 30 août.

Mon sort n’est pas encore décidé, mais l’instant irrévocable approche. Hier, Léonce m’entretint des événements politiques de la France, de l’indignation qu’il en éprouvait, et du désir qu’il avait eu de rejoindre les émigrés pour faire la guerre avec la noblesse française ; il lui échappa même quelques mots qui pouvaient indiquer qu’il avait encore ce désir. Je restai confondue : c’était la première fois qu’il me parlait de lui indépendamment de moi ; c’était la première fois qu’il m’exprimait un sentiment, ou me faisait connaître un dessein, sans le rattacher, ou du moins sans chercher à le rattacher à l’amour : un froid mortel me saisit au cœur ; il me sembla que la nuit couvrait toute la terre, et je n’eus pas la force de prononcer un mot.

Léonce voulut continuer, et fit un grand effort pour articuler ces mots en se levant : « Pourquoi ne suivrais-je pas ce que l’honneur me commande ? » Je crus alors que tout était dit ; et sans doute mon visage exprima le désespoir, car Léonce, m’ayant regardée, s’écria : « Barbare que je suis ! » et tomba sans connaissance à mes pieds. Dieu ! que n’éprouvai-je pas en le voyant ainsi ! Les mouvements les plus passionnés de l’amour rentrèrent dans mon âme ; je rappelai Léonce à la vie, et quand il put m’entendre, je voulus renoncer à tout et lui pardonner jusqu’aux sentiments qui nous séparaient ; mais chaque fois que je commençais à m’expliquer, il m’interrompait en me disant : « Au nom du ciel, arrête je souffre trop ; veux-tu me faire mourir ? » Et l’altération de ses traits me faisait craindre qu’il ne retombât dans l’état dont il venait de sortir.

« C’est au cœur, me dit-il, que j’éprouve une souffrance aiguë. » Et il y portait la main, comme pour soulager une douleur insupportable. J’étais dans un trouble, dans une émotion qui surpassait tout ce que j’ai jamais éprouvé ; je craignais le mal que je pouvais lui faire en lui parlant, et cependant je souhaitais vivement lui rendre la liberté, et le délivrer d’un combat qui offensait mon cœur, quoique la peine qu’il en ressentait dût me toucher. Toute explication me fut impossible ; il évita, il repoussa tout, et me quitta, pouvant à peine se sou-