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DELPHINE.

Je ne laissai rien échapper, en lui répondant, qui pût lui faire remarquer ce que j’avais observé ; mais je revins, résolue de l’interroger demain solennellement, et de le dégager de toutes les promesses qu’il m’avait faites : mais dans quel état sera-t-il, quand je lui découvrirai son propre cœur ? que deviendrai-je moi-même ? Je cherche en vain une ressource, toutes me sont ravies ; une idée me vient, je la saisis d’abord, et la réflexion me prouve qu’elle est impossible. Quand tout espoir est perdu, quand il ne reste plus une situation où l’on puisse être je ne dis pas heureux, mais soulagé, la vie ne devrait-elle pas cesser d’elle-même ? Mais, hélas ! la nature, prodigue de douleurs, semble s’arrêter mystérieusement avant la dernière, avant celle qui, surpassant nos forces, nous délivrerait de l’existence.

Je croyais avoir beaucoup souffert, et cependant je ne connaissais pas le supplice d’être contrainte avec celui qu’on aime, de sentir, lorsqu’on est seule avec lui, le malaise qu’on éprouverait s’il y avait dans la chambre un tiers qui vous empêchât de lui parler. Quand Léonce était absent je l’appelais de mes regrets ; maintenant il est près de moi, et je n’ai pas retrouvé le bonheur ; il m’aime, je le sens, autant qu’il m’a jamais aimée, et néanmoins nous ne nous entendons pas ; nos âmes s’évitent : jamais les devoirs qui nous séparaient, les torts même qu’il m’a supposés, n’ont mis entre nous une semblable barrière. Une explication la renverserait, mais nous frémissons l’un et l’autre de cette explication, parce que nous sentons bien qu’il y va de la vie. Je l’exigerai de Léonce cependant une fois ; mais chaque mot qu’il me dira, oui, chaque mot sera irréparable ! C’est le fond de son cœur que je veux connaître, ce sont les sentiments intimes qui renaîtraient bientôt dans toute leur force, quand un mouvement d’amour les lui aurait fait oublier.

Enfin, demain… non… c’est trop tôt ; je veux me donner quelques jours pour reprendre des forces ; quoi ! demain je saurais tout ! Non, retardons encore ; conservons ces impressions vagues et indécises qui me suspendent sur l’abîme, mais ne m’y précipitent pas sans retour. Louise, ne me refusez pas votre pitié ; jamais le malheur ne m’y a donné plus de droits.