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DELPHINE.

là, prêts à te saisir… Ah Dieu ! de quel malheur me sauve la mort ! » Elle expira. Léonce se précipita sur la terre à côté d’elle, en la tenant embrassée. Les soldats eux-mêmes, attendris, restaient à quelque distance, et semblaient ne plus songer à remplir leur cruel emploi ; quelques-uns s’écriaient : «  Non, nous ne tuerons pas ce malheureux homme ; c’est bien assez que sa pauvre maîtresse ait péri de douleur ; non, qu’il s’en aille, nous ne tirerons pas sur lui. »

Léonce les entendit, et, se relevant avec une fureur sans bornes, il s’écria : « Juste ciel ! il ne vous restait plus, barbares, qu’à vouloir m’épargner après l’avoir tuée. Tirez à l’instant, tirez ! » Et il voulait s’approcher d’eux, mais il portait toujours le corps sans vie de sa maîtresse, et tout à coup il frémit d’horreur à l’idée que cette belle image de son amie pourrait être défigurée par les coups qu’on dirigeait sur lui ; retournant donc vers M. de Serbellane, il remit entre ses bras Delphine, qui semblait dormir en paix sur le sein de son ami : « Il faut m’en séparer, dit-il, afin que ses nobles restes ne soient point outragés par des barbares. Réunissez-nous tous les deux dans le même tombeau ; c’est là que, dans un repos éternel, mon innocente amie me pardonnera mes fautes et ses malheurs. » En achevant ces mots, il s’éloigna ; quand il fut en face des soldats, ils balancèrent encore, et leurs gestes exprimaient qu’ils ne voulaient plus obéir à l’ordre qui leur avait été donné. Un instant de vie de plus faisait souffrir mille maux à Léonce ; tout à fait hors de lui, il eut recours à l’insulte, chercha tout ce qui pouvait allumer la colère des soldats, les menaça de se jeter sur eux s’ils ne tiraient pas sur lui ; et les appelant enfin des noms qui pouvaient les irriter davantage, l’un d’eux s’indigna, reprit son fusil qu’il avait jeté à terre, et dit : « Puisqu’il le veut, qu’il soit satisfait, » Il tira ; Léonce fut atteint et tomba mort.

M. de Serbellane rendit à ses amis les derniers devoirs. Il les réunit dans un tombeau qu’il fit élever sur les bords d’une rivière, au milieu des peupliers, et partit pour la Suisse, afin de veiller sur la destinée d’Isaure, que la perte de Delphine avait jetée dans la plus profonde douleur. Il écrivit à sa mère, et en obtint la permission de conduire sa fille à mademoiselle d’Albémar, à qui cet intérêt seul pouvait faire supporter la vie après la perte de Delphine. M. de Lebensei s’acquit un nom illustre dans les armées françaises. Pourquoi le caractère de Léonce de Mondoville ne lui permit-il pas d’avoir cette glorieuse destinée !