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CONCLUSION.

M. de Serbellane, qui, avec une âme naturellement calme, faisait toujours ce que les sentiments les plus tendres et les plus exaltés peuvent inspirer, revint en France, au péril de sa vie, pour visiter encore une fois le tombeau de ses amis, et s’assurer que l’homme à qui il en avait confié la garde l’avait défendu de toute insulte au milieu de la guerre. Voici l’un des fragments de la lettre qu’il écrivait en revenant de ce voyage pieux envers l’amitié :

« Je me sens mieux, disait-il, depuis que je me suis reposé quelque temps près de leurs cendres. Je me répétais sans cesse qu’ils n’avaient point mérité leurs malheurs ; je ne me dissimulais point leurs torts ; Léonce aurait dû braver l’opinion dans plusieurs circonstances où le bonheur et l’amour lui en faisaient un devoir ; et Delphine, au contraire, se fiant trop à la pureté de son cœur, n’avait jamais su respecter cette puissance de l’opinion, à laquelle les femmes doivent se soumettre. Mais la nature, mais la conscience apprend-elle cette morale instituée par la société, qui impose aux hommes et aux femmes des lois presque opposées ? et mes amis infortunés devaient-ils tant souffrir pour des erreurs si excusables ? Telles étaient mes réflexions, et rien n’est plus douloureux pour le cœur d’un honnête homme que l’obscurité qui lui cache la justice de Dieu sur la terre.

Mais un soir que j’étais assis près de la tombe où reposent Léonce et Delphine, tout à coup un remords s’éleva dans le fond de mon cœur, et je me reprochai d’avoir regardé leur destinée comme la plus funeste de toutes. Peut-être, dans ce moment, mes amis, touchés de mes regrets, voulaient-ils me consoler, cherchaient-ils à me faire connaître qu’ils étaient heureux, qu’ils s’aimaient, et que l’Être suprême ne les avait point abandonnés, puisqu’il n’avait point permis qu’ils survécussent l’un à l’autre. Je passai la nuit à rêver sur le sort des hommes ; ces heures furent les plus délicieuses de ma vie, et cependant le sentiment de la mort les a remplies tout entières, : mais, je n’en puis douter, du haut du ciel mes amis dirigeaient mes méditations ; ils écartaient de moi ces fantômes de l’imagination qui nous font horreur du terme de la vie ; il me semblait qu’au clair de la lune je voyais leurs ombres légères passer à travers les feuilles sans les agiter. Une fois je leur ai demandé si je ne ferais pas mieux de les rejoindre, s’il n’était pas vrai que sur cette terre les âmes fières et sensibles n’avaient rien à attendre que des douleurs succédant à des douleurs ; alors il m’a semblé qu’une voix dont les sons se mêlaient au