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DELPHINE.

N’ayez pas honte pour moi, ma Louise, de cette impression subite et profonde ; c’est la pitié qui la produisait, j’en suis sûre : votre Delphine ne serait pas ainsi, dès la première vue, accessible à l’amour ; c’était la douleur, la toute-puissante douleur, qui réveillait en moi le plus fort, le plus rapide, le plus irrésistible des sentiments du cœur, la sympathie.

Léonce s’aperçut, je crois, de l’intérêt que je prenais à sa situation ; quoique je n’eusse pas parlé, c’est moi qu’il rassura. « Ce n’est rien, dit-il, madame ; la fatigue de la route a rouvert ma blessure, mais elle est maintenant refermée, et dans quelques jours je serai mieux. » Je voulus essayer de lui répondre ; mais je craignis qu’en parlant ma voix ne fût trop altérée, et j’interrompis ma phrase sans la finir. Madame de Vernon lui demanda des nouvelles de madame de Mondoville, lui dit quelques mots aimables sur l’impatience qu’elle avait de le voir. Il répondit à tout d’un ton abattu, mais avec grâce. Madame de Vernon, craignant de le fatiguer, se leva, lui prit la main affectueusement, et donna le bras à M. Barton pour sortir.

Je m’avançai après elle, voulant enfin prendre sur moi d’exprimer mon intérêt à M. de Mondoville. Il se leva pour me remercier avant que je pusse l’en empêcher, et voulut faire quelques pas pour me reconduire ; mais un étourdissement très-effrayant le saisit tout à coup ; il cherchait à s’appuyer pour ne pas tomber : je lui offris mon bras involontairement, et sa tête se pencha sur mon épaule ; je crus qu’il allait expirer. Ah ! ma Louise, qui n’aurait pas été troublé dans un tel moment ! — Je perdis toute idée de moi-même et des autres ; je m’écriai : « Ma tante, venez à son secours ; regardez-le, il va mourir. » Et mon visage fut couvert de larmes. M. Barton se retourna précipitamment, soutint Léonce dans ses bras, et le reconduisit jusqu’au sofa. Léonce revint à lui ; il ouvrit les yeux avant que j’eusse essuyé mes pleurs, et les regards les plus reconnaissants m’apprirent qu’il avait remarqué mon émotion.

Je m’éloignai alors, et madame de Vernon me suivit : il faisait nuit quand nous revînmes ; elle ne put, je crois, s’apercevoir de la peine que j’avais à me remettre ; et d’ailleurs n’était-il pas naturel que je fusse inquiète de l’état où j’avais vu Léonce ? J’appris à la porte de madame de Vernon que M. de Serbellane était venu me demander deux fois, et je me servis de ce prétexte pour rentrer chez moi : je m’y suis renfermée pour vous écrire.

Après ce récit, ma chère Louise, vous tremblerez pour mon