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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/90

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PREMIÈRE PARTIE.

cœur de madame de Vernon : elle m’accuserait de manquer à la délicatesse, elle dont l’estime m’est si nécessaire ? Mais à quoi servent tous ces raisonnements ? Léonce m’aime-t-il ? Léonce se dégagerait-il jamais de la promesse donnée par sa mère ? Vous allez juger à quels signes fugitifs j’ai cru deviner son affection. Ah ! journée trop heureuse, la première et la dernière peut-être de cette vie d’enchantement, que la merveilleuse puissance d’un sentiment m’a fait connaître, pendant quelques heures !

On annonça M. de Mondoville, hier chez madame de Vernon ; il était moins pâle que la première fois que je l’avais vu ; mais sa figure conservait toujours le charme touchant qui m’avait si vivement attendrie, et le retour de ses forces rendait plus remarquable ce qu’il y a de noble et de sérieux dans l’expression de ses traits. Il me salua la première, et je me sentis fière de cette marque d’intérêt, comme si les moindres signes de sa faveur marquaient à chaque personne son rang dans la vie. Madame de Vernon le présenta à Mathilde, elle rougit : je la trouvai bien belle. Cependant, Louise, j’en suis sûre, lorsque Léonce, après l’avoir très-froidement observée, se tourna vers moi, ses regards avaient seulement alors toute leur sensibilité naturelle. M. Barton s’était assis à côté de moi sur la terrasse du jardin, Léonce vint se placer près de lui : madame de Vernon lui proposa de passer la soirée chez elle, il y consentit.

J’éprouvai tout à coup dans ce moment une tranquillité délicieuse ; il y avait trois heures devant moi pendant lesquelles j’étais certaine de le voir ; sa santé ne me causait plus d’inquiétude, et je n’étais troublée que par un sentiment trop vif de bonheur. Je causai longtemps avec lui, devant lui, pour lui ; le plaisir que je trouvais à cet entretien m’était entièrement nouveau ; je n’avais considéré la conversation jusqu’à présent que comme une manière de montrer ce que je pouvais avoir d’étendue ou de finesse dans les idées, mais je cherchais avec Léonce des sujets qui tinssent de plus près aux affections de l’âme : nous parlâmes des romans, nous parcourûmes successivement le petit nombre de ceux qui ont pénétré jusqu’aux plus secrètes douleurs des caractères sensibles. J’éprouvais une émotion intérieure qui animait tous mes discours ; mon, cœur n’a pas cessé de battre un seul instant, lors même que notre discussion devenait purement littéraire : mon esprit avait conservé de l’aisance et de la facilité ; mais je sentais mon âme agitée, comme dans les circonstances les plus importantes de